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Semaine 2: Sagesse et Compassion

Alex Trisoglio, 14 Juin 2017

Traduit par Antoine Durandet, Pauline Gratton et David Hykes


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Bonsoir à tous et bienvenue en cette deuxième semaine. Nous allons aujourd’hui nous intéresser principalement aux cinq premiers bhumis et nous préparer pour l’aventure dans laquelle nous allons nous lancer la semaine prochaine avec le Chapitre six. Cette semaine, notre intention est de comprendre la relation entre la vue et la bodhicitta ou compassion, et particulièrement les Paramitas – les qualités telles que la générosité, la patience et la discipline que nous cherchons à pratiquer et à cultiver sur le sentier.

Le Voyage du Héros  [t = 0:00:44]

Je voudrais commencer par établir le contexte, en ré-aménageant cet enseignement sous la forme d’une aventure, ce qui peut paraître un peu curieux. Mais si vous faites attention aux Dix Buffles, les images des Dix Buffles dont nous avons parlées la semaine dernière, les dix étapes suivent la même structure que dans le livre de Joseph Campbell – Le Voyage du héros. De même, l’histoire classique de la vie du Bouddha a cette même structure. Et pour ceux d’entre vous qui aiment le cinéma, l’exemple le plus classique est La Guerre des Etoiles. George Lucas a consulté Campbell pour structurer son film autour des différentes étapes du Voyage du héros. Le Voyage du héros suit la même structure que le théâtre classique Grecque en trois actes.

  • Acte I: L’exposition ou la situation, le monde ordinaire comme point de départ. Et puis quelque chose se passe. Il y a comme un problème à résoudre, un besoin d’agir. Pour nous, cela correspond à notre vie ordinaire assujettie au samsara et à la découverte du Dharma et de la possibilité de comprendre la non-dualité, la vacuité et d’atteindre l’illumination.
  • Acte II: A un moment donné, le héros ou l’héroïne décide de s’engager sur le sentier, ce qui nous amène à l’Acte 2, où l’action est centrée sur les efforts pour résoudre le problème posé à l’Acte 1. La plupart du temps, cela se passe dans un monde étrange et peu familier. Ce n’est pas un monde ordinaire. C’est comme un monde mystique.
  • Acte III : Enfin, le troisième Acte présente la résolution, et le héros ou l’héroïne revient au monde ordinaire avec une sorte de don, d’élixir ou de pouvoir spécial qui sera bénéfique au monde.

Qingyuan Weixin

L’aventure commence  [t = 0:02:52]

Nous suivons ici la progression des Dix Buffles représentée par les dix images, et aussi l’histoire classique Zen montagne / pas de montagne / montagne, attribuée à Ch’ing-yüan Wei-hsin (青原惟信, Japonais: Seigen Ishin), Maître Chan de la dynastie Tang:

« Avant d’étudier le Zen pendant trente ans, les montagnes étaient des montagnes, l’eau était l’eau. Lorsque j’ai acquis un savoir plus profond, j’ai vu que les montagnes ne sont pas des montagnes et que l’eau n’est pas l’eau. Maintenant que j’ai atteint le sens profond, je suis en paix. A nouveau, les montagnes sont des montagnes et l’eau est l’eau.»

C’est comme un voyage cyclique, où nous commençons avec une certaine vision du monde, et puis nous nous embarquons dans un genre de voyage, et sur le chemin du retour nous revenons à notre point de départ, mais nous le voyons maintenant avec un regard nouveau. C’est notre démarche ici. Cette compréhension est au cœur des Deux Réalités, et des enseignements comme dans le Soutra du Cœur: La forme est vacuité et la vacuité est forme. Je nous prépare ici pour les semaines 5 ou 6, car nous n’aborderons pas ce point avant.

Nous sommes  toujours dans l’Acte 1, à la scène 2 de l’Acte 1.

  • Acte 1, Scène 1 : c’était l’appel de l’aventure que nous avons vu la semaine dernière ; la réalisation que notre vue est importante et qu’il vaut la peine de cultiver la vue.
  • Acte 1, Scène 2 : A présent notre héros se demande vraiment s’il veut s’aventurer. Cela peut être parce qu’il a d’autres devoirs ou d’autres obligations, ou qu’il est trop occupé et n’a pas le temps. Il se peut aussi qu’il voit l’aventure comme trop difficile, avec trop d’obstacles ou comme trop académique, ou sans rapport avec sa vie quotidienne. Peut-être a-t-il le sentiment qu’il est déjà sur la bonne route. Nous considérons peut-être que nous pratiquons déjà la pleine conscience ou la bodhicitta, ou quelque soit la pratique que nous ayons.  Peut-être avons-nous le sentiment que nous n’avons pas besoin d’adhérer à la vue de la vacuité car nous avons déjà ce qu’il nous faut. Et pour ceux d’entre vous qui suivent les discussions sur le Forum, il y a une conversation sur les émotions, sur comment utiliser nos émotions et ce qui est de l’ordre de l’émotionnel sur le sentier qui est très intéressante et qui, je pense,  peut être mise en lien avec ceci.

Néanmoins, nous entendons quand même l’appel de l’aventure. Voulons-nous nous engager dans la Voie du Milieu ? Voulons-nous que notre pratique atteigne un niveau supérieur ? Nous pouvons réfléchir à cela. Sommes-nous prêt ? Nous allons peut-être prendre conscience de notre résistance, ressentir de l’appréhension à l’égard d’une tâche difficile, d’un défi, et nous dire que nous ne voulons pas le faire. D’après Campbell, c’est normal et fait partie du voyage du héros ou de l’héroïne. Nous devons faire face à notre résistance et la surpasser de façon à vraiment pouvoir nous engager sur le sentier. Nous allons plonger dans la vue bouddhique dès la troisième semaine, et nous jeter dans l’analyse, dans cet autre monde étrange où nous ne voyons plus les montagnes comme des montagnes mais où nous nous commençons plutôt à démonter ce monde et à le mettre en morceaux. Ce sera notre principale activité à partir de la semaine prochaine.

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Comment puis-je discerner ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas ?  [t = 0:06:38]

Comme je l’ai déjà fait la semaine dernière, je voudrais lire le vers des Dix Buffles correspondant. Voici le second  buffle:

2. La découverte des empreintes

Sur les berges, sous les arbres, j’ai découvert des empreintes !
Même sous l’herbe parfumée, je vois ses empreintes.
On les trouve dans les montagnes les plus isolées.
On ne peut pas plus essayer de cacher ces traces que de cacher son nez, en regardant vers les cieux.

Commentaire : Dans la lumière des enseignements, je vois les empreintes. Puis j’apprends que de la même façon que de nombreux outils sont fait du même métal, d’innombrables personnes sont faites du même matériau qu’est le soi. Si je ne peux discerner, comment puis-je percevoir ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas? N’ayant pas encore franchi le pas de la porte, au moins je peux reconnaître le sentier.

Je pense que cette question – comment puis-je distinguer ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas ? –  est une question qui fait vraiment sens pour nous, particulièrement lorsqu’il s’agit de notre pratique. Nous allons parler principalement de cela aujourd’hui. Comment devons-nous pratiquer ? Quels conseils recevons-nous ? Quelle influence a notre vue sur notre pratique ? Nous reviendrons sur ce sujet durant les semaines 7 et 8, mais nous mettons ici les éléments en place pour, je l’espère, appuyer notre idée qu’il est important de comprendre et d’établir la vue afin de pouvoir pratiquer.

Varanasi 512px

Traverser la rivière  [t = 0:08:12]

Revenons maintenant sur la façon dont la vue influence nos actions. La semaine dernière nous avons utilisée l’analogie employée par le Bouddha, lequel compare le sentier à un radeau qui doit être utilisé pour traverser la rivière et non pour s’y accrocher. Bien évidemment, si on utilise le radeau pour traverser, on ne souhaite pas continuer avec ce radeau sur notre dos une fois que nous avons atteint l’autre rive. Nous le laissons sur la berge. Nous ne l’emporterons pas avec nous. Imaginons maintenant le Bouddha délivrant son enseignement à Sarnath au Parc des Gazelles. Imaginons qu’il veuille se rendre à la rivière. Vous savez peut-être que Sarnath est seulement à quelques kilomètres de la ville de l’actuelle Varanasi, sur les berges du Gange ou la Mère Ganga – telle qu’on la nomme – la rivière sacrée en Inde. Varanasi est la ville d’Asie la plus ancienne, ayant été continuellement habitée, elle est aussi une des plus anciennes villes du monde. Varanasi a été habitée sans interruption depuis 1800 av JC et est devenue un important centre industriel, connu pour sa fabrication de la soie, ses parfums, l’ivoire et la sculpture. A l’époque du Bouddha, Varanasi était la capitale du royaume de Kashi, situé le long de la rive ouest du Gange.

Et si vous allez à Varanasi aujourd’hui, cela n’a pas changé. La ville sainte est toujours située principalement sur la rive ouest, et on ne trouve sur l’autre rive que du sable et des marécages où vivent quelques Sadhus Aghori. Néanmoins, supposons que vous vouliez traverser – disons pour rendre visite à un de ces sadhus. Vous descendez vers l’un des Ghats. Vous voyez l’autre rive à quelques centaines de mètres, et vous cherchez un rameur et son bateau pour traverser la rivière. C’est encore possible aujourd’hui de faire cela. A Varanasi, la plupart des bateaux sont toujours à rame et n’ont pas de moteur. Et il y a beaucoup de bateliers. Vous montez dans le bateau, vous commencez à vous éloigner, et vous réalisez rapidement qu’à Varanasi le courant est très fort et que vous partez à la dérive, emporté par le courant.

Si vous continuez à naviguer en ligne droite, vous allez atterrir loin de votre destination, à des kilomètres en aval. Bien sûr, les bateliers savent tout cela ; ce n’est pas la première fois qu’ils traversent la rivière, et ils savent corriger leur trajectoire en fonction du courant. Ils dirigent leur bateau en amont, et ils rament contre le courant, naviguant un peu comme un crabe, et ils arrivent exactement à la destination voulue. On peut dire que malgré les obstacles sur le chemin, dans ce cas le fort courant de la rivière, ils sont néanmoins capables d’atteindre leur objectif parce que leur vue est claire. Dans ce cas précis, il s’agit d’une vue claire, dégagée, au sens propre du terme, car ils peuvent voir l’autre rive. J’espère que vous voyez l’analogie avec notre pratique.

Varanasi boatman

Choisir un batelier  [t = 0:11:40]

Il y a une autre leçon à tirer de cette analogie. Imaginez que vous vouliez traverser la rivière. Quels sont les critères pour choisir un batelier ? Suffit-il de faire attention seulement aux apparences ? Peut-on se laisser séduire par les belles décorations dont le bateau est orné ? Ce sont des signes bien visibles et tangibles. Mais après réflexion, nous commençons à réaliser que le plus important est que notre batelier ait une vue claire, et qu’il sache comment naviguer sur les courants. Sans cela, nous n’arriverons jamais à destination, même si le bateau est très séduisant. Quand Dzongsar Khyentse Rinpoché a enseigné le Madhyamaka en France en 1996, c’est de cette manière qu’il a commencé l’enseignement, et cela est pertinent pour nous aussi. Il a dit (page 11 dans le transcript) :

« Maintenant que la période d’introduction du Bouddhisme en occident tire à sa fin, nous devons établir un enseignement et des pratiques correctes du Bouddhisme. Jusqu’à maintenant, nous avons eu tendance à souligner les méthodes, comme la méditation et les gurus, mais nous avons aussi eu tendance à oublier la vue. Etudier le Madhyamaka est important parce qu’il contient des analyses et des méthodes vastes et intensives pour établir la vue. Avoir une vue claire est comme connaître la direction pour aller à Paris. Imaginez que vous voulez aller à Paris et que votre guide, qui prétend qu’il connaît la route, sort soudainement son guide de sa poche et commence à se comporter de façon bizarre. Si vous connaissez la direction de Paris, que votre guide choisisse de prendre l’autoroute ou les chemins de campagne n’a pas d’importance. Tant que vous êtes dans la bonne direction, cela importe peu que votre guide soit un peu nerveux, parce que vous connaissez la direction et vous avez confiance, parce que vous connaissez et avez confiance en la direction.

De nos jours, il semble que les gens ne fassent pas vraiment attention à la direction prise et soient inspirés seulement par la voiture – le véhicule du Vajrayana, le véhicule du Mahayana etc. Pire que cela, ils sont inspirés par le guide. Avec cette attitude, à moins que vous n’ayez accumulé assez de mérite pour pouvoir involontairement réussir, cela reste difficile. Nous recevons des enseignements comme «  laissez reposer l’esprit dans son état naturel »  qui font plaisir à entendre et sont comme une drogue, mais nous n’avons pas de compréhension fondamentale de la vue. »

Une fois de plus, je pense qu’il est important de considérer notre relation avec le sentier, les enseignements et notre enseignant. Nous concentrons-nous sur la vue ? Faisons-nous attention à la direction dans laquelle nous allons ? Ou bien sommes-nous un peu trop absorbés par le véhicule, le sentier ou bien même notre enseignant ? Ces questions sont importantes.

Fork in the road - Robb Siverson

Faire la différence entre les bons et les mauvais chemins  [t = 0:14:27]

C’est une chose d’être à Varanasi et de traverser la rivière alors que l’on voit l’autre rive. Mais qu’en est-il si on se trouve dans un bateau traversant l’océan, en pleine mer ? On ne peut pas voir l’autre rive. Vous ne savez plus où vous allez. Sans un système de navigation, un guide ou une boussole, ou un moyen de savoir où vous êtes et où aller, vous allez vous perdre. Je pense que cette analogie fonctionne mieux pour ceux d’entre nous qui veulent utiliser les enseignements dans notre vie quotidienne. Pour beaucoup d’entre nous, la vraie question est : comment dois-je me comporter ? C’est une chose de dire que je possède la vue, mais quelle différence cela fait-il dans ma vie quotidienne et dans ma pratique ? La question qui se pose vraiment est comment comprendre et appliquer la vue de la Voie Médiane, afin de nous aider à répondre à la question de comment nous devons agir.

Et c’est vraiment un paradoxe. Il y a une réelle différence entre l’idée que le Bouddha a enseigné la non-existence de la vue – nous verrons cela de plus en plus au cours de notre étude de ce texte – Nagarjuna et Chandrakirti disent tous les deux que l’essentiel de la vue est qu’il n’y a pas de vue. Et pour autant, l’idée d’un Noble Octuple Sentier  implique que l’on fasse attention à différencier le bon du mauvais chemin. L’essentiel est de pouvoir faire la différence entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux. C’est pourquoi les 5 premiers chapitres et les cinq premiers bhumis parlent de la différence entre le bien et le mal. Cela semble être un paradoxe. Dun côté, nous devons absolument discriminer entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux, comme l’exige le Noble Sentier. Et puis, à un niveau différent, il n’y a pas de vue. Alors, comment sommes-nous censés comprendre ces deux idées ? Rinpoché a enseigné ceci, particulièrement dans le contexte moderne de la pleine conscience car, comme vous le savez peut être, l’accent est mis sur le fait que la pleine conscience doit être absente de tout jugement ou discrimination. Nous devons être capables de faire la différence entre le bien et le mal. Nous ne pouvons pas simplement lever les bras au ciel en prétendant que tout est acceptable. Donc, une fois de plus, comment doit-on se conduire ?

Young buddhist monk jumping

Les règles monastiques  [t = 0:16:59]

Si l’on se réfère au sentier du Shravakayana, il s’agissait à l’origine d’un chemin essentiellement monastique, la façon d’être était donc dictée par le contexte de la vie monastique. Il y a les fameux voeux de Pratimoksha – prati signifiant « vers » et moksha «  libération ». L’idée était que ces voeux établissent les règles de conduite, lesquelles  vous conduiraient à la libération. Tout cela a l’air bien, mais je ne sais pas si vous avez déjà lu ces 227 préceptes. J’y ai jeté un coup d’œil, et il y en a environ 227 et il semble évident qu’ils traitent de la vie dans un monastère, ayant probablement à faire à des jeunes garçons, et dans le but de leur enseigner un peu de discipline. Certaines de ces règles comprennent :

« Vous devez manger une part de curry et 3 parts de riz.»

« Vous ne devez pas cacher le curry sous le riz pour obtenir plus de curry.»

« Vous ne devez pas faire de bruit en buvant.»

Il est clair que ces règles sont très spécifiques et particulièrement adaptées à la vie monastique. On peut se demander si elles sont utiles pour nous guider dans notre vie quotidienne. Certains voeux de Pratimoksha sont applicables dans la vie quotidienne. Il y a par exemple des préceptes pour les tapis :

« N’acceptez pas de tapis qui contient de la soie.»

« N’acceptez pas de tapis de sol fait uniquement de laine de mouton noir.»

« N’acceptez pas de tapis de sol qui est fait pour plus de la moitié de laine de mouton noir et d’un quart de laine de mouton blanc.»

« Vous ne devez pas acheter un nouveau tapis de sol si celui que vous avez à moins de 6 ans.»

Une fois de plus, ces règles sont très spécifiques, et peuvent s’appliquer si vous êtes dans l’industrie du tapis ; mais pour la majorité d’entre nous, elles sont pratiquement impossible à appliquer de nos jours. De plus, la grande majorité de ces 227 règles décrit ce qu’il ne faut pas faire. Il y a très peu d’information sur ce qui est encouragé à faire, sur ce que nous devons développer, ou sur ce qui est exemplaire pour aspirer à une vie juste. Rinpoché a déjà fait la remarque que pour la plupart d’entre nous, l’idée de vivre une vie monastique et de pratiquer 24 heures sur 24, 7 jours par semaine n’est pas réalisable. C’est impossible. Notre vie est déjà organisée. Nous avons une famille et nous n’avons pas les ressources financières pour nous consacrer uniquement cela.

Mindfulness and money-making (Tricycle) 512px

Un Dharma utile ?  [t = 0:19:55]

De plus, comme une grande partie du Bouddhisme moderne pose la question aujourd’hui, si nous ne faisons que méditer, assis sur notre coussin, et si nous sommes désengagés de la vie sociale et économique et des problèmes environnementaux, peut-on dire que le bouddhisme est alors pertinent à la réalité quotidienne ? Où est notre connexion avec le monde ? C’est pourquoi nous commençons à voir de plus en plus de Bouddhistes « engagés », ce qui veut dire qu’en pratique nous devons nous engager davantage. D’ailleurs, si vous regardez quelle est l’origine du Mahayana, il s’est développé à partir de la tradition monastique afin d’offrir un chemin de pratique aux laïcs, qui ne vivaient pas dans les monastères. Avant cela, le seul chemin possible pour une personne laïque était de faire des dons, ou peut-être d’avoir une aspiration pour être moine dans la vie prochaine et de pouvoir, alors, pratiquer. Il y avait très peu d’options. En effet, comme Rinpoché l’a également remarqué, cette déconnexion de la vie quotidienne est une des causes importantes de la disparition du Bouddhisme en Inde et de son remplacement par la religion Hindouiste. Le Bouddhisme était vu comme n’étant pas assez pratique. Il est possible que cette idée originale et démagogique était de donner à chacun ce qu’il veut, mais comme Rinpoché a remarqué le dit, on ne peut se contenter de donner à chacun seulement ce qu’il veut. Il faut fournir à la fois ce que les gens veulent et aussi ce dont ils ont besoin.

Le Dharma doit à la fois nous aider dans notre transformation personnelle, sur notre chemin vers la libération et aussi à aider les autres sur ce chemin, tout en restant quelque peu pratique et applicable. Nous avons mentionné la semaine dernière que c’est un défi qui peut être intéressant pour nous tous car il nous fait questionner la façon dont nous abordons le Dharma – comment nous avons l’intention de l’utiliser, de l’appliquer et de pratiquer – peut-être même allons-nous devenir trop concret ?

Au sujet du phénomène moderne qu’est la Pleine Conscience, on peut noter que de nos jours l’intérêt général est de l’appliquer au contexte de l’entreprise. Quel est ce contexte ? Comment peut utiliser la pleine conscience afin de rendre les gens plus heureux et plus efficaces ? Ces résultats ne sont pas en contradiction avec le Bouddhisme, mais quelque part nous avons perdu notre chemin et notre raison d’être sur ce chemin. Nous essayons uniquement de rendre notre samsara soit plus agréable au lieu d’essayer de comprendre comment déraciner le samsara. Vous savez peut-être que ce mauvais usage de l’enseignement et des techniques Bouddhistes est une des préoccupations de Rinpoché, et une des raisons pour le choix du titre d’un de ses livres Pas pour le bonheur. Bien sûr, si nous pratiquons le Dharma, nous bénéficierons probablement d’effets secondaires et d’un regard plus heureux sur la vie. Mais cela n’est pas notre objectif. Nous ne devons pas considérer le Dharma comme un moyen de rendre notre samsara plus agréable ; nous encourons le risque de perdre de vue le sens initial.

On peut bien excuser ce mouvement moderne de la Pleine Conscience, car, lorsque vous regardez les 227 préceptes, vous pouvez facilement vous dire qu’ils ne nous fournissent pas beaucoup d’éléments pour nous guider dans nos actions. Si, de plus, on regarde l’enseignement sur la vue, qui nous dit qu’il n’y a pas de vue, il est facile pour quelqu’un qui n’est pas familier avec ces enseignements de se dire: « Ok, j’ai l’impression qu’ils n’ont pas grand chose à nous dire ».  On peut donc comprendre pourquoi  les gens finissent par se retrouver sur un chemin où la « pleine conscience » est simplement séparée de toute éthique ou de toute façon correcte et juste de mener sa vie, mais aussi sans la moindre vue.


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L’ENTRÉE DANS LA VOIE DU MILIEU

De quel Madhyamaka s’agit-il ?  [t = 0:24:00]

Nous sommes maintenant au début du texte de Chandrakirti, le Madhyamakavatara. Chandrakirti va présenter le Madhyamaka – c’est le titre de ce texte, L’Entrée dans la Voie du Milieu, ou Introduction à la Voie du Milieu. Dès le début, il nous informe qu’il y a deux types de Madhyamaka : lequel allons-nous présenter ? Et il insiste sur le fait que ce texte présente le « Madhyamaka du texte » et non pas le « Madhyamaka absolu ».Le « Madhyamaka du texte » est la compréhension intellectuelle, la théorie d’adhésion, comme nous en avons parlé la semaine dernière. Ce n’est pas la même chose que la réalisation, qui résultera de la pratique basée sur cette théorie. Cette réalisation est la réalisation de la non-dualité, le Madhyamaka absolu. Nous ne pouvons l’aborder ici, et, comme Rinpoché l’a dit de nombreuses fois, recevoir l’enseignement et l’étudier peut nous faire progresser sur le chemin, mais après cela nous devons pratiquer. Comme nous l’avons vu la semaine dernière, 98% du chemin est la pratique. Les enseignements appartiennent au domaine des concepts, des mots, du langage et du rationnel – et nous cherchons à  atteindre un endroit qui est au-delà de ce monde dualiste, au-delà du rationnel.

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Comment est-il présenté ?  [t = 0:25:29]

Chandrakirti dit ensuite que si nous faisons référence aux textes, alors quels textes allons-nous choisir ? Allons-nous choisir les soutras ou les shastras, les commentaires ? Chandrakirti établie ici le choix des shastras et plus particulièrement le texte très connu de Nagarjuna, le Mulamadhyamakakarika. Une des difficultés pour nous qui lisons ce texte aujourd’hui provient du fait que, de nos jours, le Bouddhisme occidental, et particulièrement dans la tradition Theravada, se préoccupe beaucoup à trouver une authentification des textes basée sur la triple corbeille, sur les Pali suttas. Si vous avez lu le texte de Jay Garfield, Le Bouddhisme en Occident, suggéré dans la liste des pré-lectures, et je pense que c’est une question très importante : Que considérons-nous comme l’enseignement du Bouddha ? Qu’est-ce qu’un enseignement authentique ? S’agit-il uniquement des paroles du Bouddha, de ses paroles ayant été recueillies par ses contemporains ? Il faut aussi prendre en compte le fait que ces paroles furent retranscrites 4 siècles plus tard. Doit-on inclure ceux qui sont venus dans la lignée, et qui ont écrit des commentaires inspiré par l’enseignement du Bouddha et dans la continuité de ses enseignements ?

Car, par exemple, lorsque Nagarjuna introduit le Madhyamaka, il compose son commentaire en s’appuyant sur les soutras. Nous reviendrons sur ce point. Mais quand il écrit, vers la fin du 2ieme siècle après JC – environ 6 ou 7 siècles après le Bouddha – de nombreuses erreurs d’interprétation et de compréhension des enseignements originaux ont déjà eu lieu. De nombreuses erreurs avaient été faites. Et donc, la raison principale pour laquelle Nagarjuna écrit le premier texte sur le Madhyamaka était de rectifier ces erreurs et d’assurer que l’enseignement du Bouddha soit préservé dans son authenticité. On peut dire qu’une bonne part des propos de Nagarjuna n’était pas dans l’enseignement original délivré par le Bouddha. Mais les enseignements du Bouddha pouvaient tout à fait laisser libre cours à plus d’une interprétation, et Nagarjuna considérait que la façon dont certaines personnes les interprétaient étaient erronée.

Vatican

Une tradition vivante  [t = 0:27:46]

Mon point de vue sur ce sujet est que l’on ne peut pas s’appuyer uniquement sur les paroles du Bouddha, car cela ne prend pas en compte les confusions que les divers commentateurs ont introduites par la suite, et qui doivent être éliminées ou clarifiées. Si nous étions des Bouddhistes intégristes, notre enseignement serait alors incapable de s’adapter et de répondre aux interprétations récentes et aux erreurs contemporaines d’interprétation, ainsi qu’aux besoins du monde moderne. Ceci est une qualité essentielle qu’une tradition vivante doit avoir. A ce sujet, avant la décision prise par le Pape Francis en 2014 de changer la langue officielle au Vatican du Latin à l’Italien,le Latin avait été prépondérant pendant toute l’histoire de l’Eglise Catholique. Pour s’assurer que le Catholicisme reste une tradition vivante, dû au fait que les réunions du Synode se tenaient en Latin, ils devaient inventer des mots nouveaux en Latin, comme téléphone portable, télévision, ordinateur etc. Pour la petite histoire, le mot latin pour ordinateur est computatrum. Bien sur ce mot n’existait pas en Latin ; c’est un exemple de la nécessité d’introduire de nouveaux termes pour maintenir la tradition en vie.

En ce qui concerne le Bouddhisme, une des raisons essentielles pour laquelle l’Abhidharma et des nombreux commentaires sur l’enseignement original ont émergé est que l’enseignement du Bouddha contient deux aspects qui semblent assez paradoxaux. Il a enseigné l’Anatta, l’idée qu’il n’y a pas d’existence réelle mais il a aussi enseigné le Karma. Il a enseigné le fait que l’on reprend naissance. Et donc les opposants à la doctrine Bouddhiste dans les premières années du Bouddhisme en Inde demandaient aux Bouddhistes : comment pouvez-vous expliquer cela ? Comment pouvez-vous continuer de penser que le karma et la renaissance existent et défendre en même temps l’absence de soi [qui existerait réellement] ? Il n’y a pas de soi [réellement existant] qui soit assujetti à la renaissance. Il n’y a pas de soi [réellement existant]  qui soit assujetti aux conséquences des actions passées, bonnes ou mauvaises. Si vous affirmez qu’il n’y a pas de soi [réellement existant], alors l’idée de la renaissance et du karma s’effondre.

Greek Buddha

Le Bouddha Grec   [t = 0:30:28]

Il y a un aspect supplémentaire qui a potentiellement un intérêt historique. J’ai mentionné au préalable le fait que la première version écrite de la parole du Bouddha est apparue au Sri Lanka aux environs du 1er siècle av JC, 400 ans environ après la mort du Bouddha. Oui, le Bouddhisme était une tradition transmise oralement, les enseignements étant mémorisés et transmis oralement, néanmoins c’était 400 ans plus tard. Récemment, des études très intéressantes ont permit de faire le lien entre la première période de la philosophie Grecque, et particulièrement l’école du scepticisme de Pyrrhon, au Bouddhisme. Car nous  savons qu’ Alexandre le Grand a voyagé en Asie Centrale et dans le nord-ouest de l’Inde vers 327-326 av JC, et que le grand philosophe d’Elis, Pyrrhon, l’accompagnait. Il a été suggéré que, et il y a en effet des évidences plausibles pour cela – si cela vous intéresse, lisez le livre de Christopher Beckwith, le Bouddha Grec – que Pyrrhon a rencontré et a eu des discussions philosophiques avec de nombreux Bouddhistes de l’époque. Et cela ne se passe pas au 1er siècle av JC mais au 4ieme siècle av JC, 3 siècles avant l’apparition du premier canon en Pali. Des manuscrits de Pyrrhon ont été authentifié et on les établit leur datation à 330-325 av JC environ. Il est très intéressant de noter, si vous lisez les textes de l’école des sceptiques, que Pyrrhon base sa philosophie sur 3 caractéristiques qui sont essentiellement identiques aux trois caractéristiques exposées par le Bouddha : anicca (l’impermanence), anatta (l’absence de soi) et dukkha (la souffrance). Quand Rinpoché nous rappelle que les Trois Marques ou les Quatre Sceaux sont le fondement, l’origine et le coeur commun à toutes les écoles Bouddhistes, il y a peut-être une leçon intéressante à tirer du fait que cet enseignement existait déjà à l’époque de Pyrrhon. Si vous vous y intéressez, je vous encourage à le lire.

Entre Nagarjuna et Chandrakirti  [t = 0:32:58]

Si vous êtes intéressés par l’origine de ces enseignements, nous devons faire avec le fait que Rinpoché n’a pas enseigné le texte Mulamadhyamakakarika de Nagarjuna directement et qu’il n’a pas non plus enseigné les Pali suttas de façon extensive, et donc nous allons devoir mettre certains morceaux du puzzle ensemble par nous-mêmes. Nagarjuna a écrit à la fin du 2ème siècle après JC, et un bon nombre d’années séparent l’époque où il écrivit de l’époque où Chandrakirti écrivit, au 7ème siècle ap JC. De nombreuses nouvelles écoles se sont développées, principalement l’école Yogacara ou Cittamatra, fondée par les demi-frères et brahmanes Hindous, Asanga et Vasubandhu. Ils ont enseigné aux 4ème et 5ème siècles ap JC, soit bien après Nagarjuna mais avant Chandrakirti. Et si vous lisez ce texte, vous verrez qu’une grande partie de ce que nous allons traiter dans le Madhyamakavatara de Chandrakirti est une réfutation de cette vue Cittamatra. C’est son adversaire le plus difficile. L’école Cittamatra enseigne que tous les phénomènes ne sont rien qu’esprit, et cela été interprété comme une philosophie idéaliste mais aussi comme une approche phénoménologique, ce qui d’une certaine façon est très contemporain. On peut se dire que la tradition établie par Chandrakirti, the Prasangika-Madhyamaka, a gagné le débat. Mais l’école Yogacara-Svatantrika-Madhyamaka qui est née de l’école Cittamatra et qui a été développée par la suite par Shantarakshita fait toujours autorité dans le Bouddhisme Tibétain même de nos jours, particulièrement dans les traditions Nyingma et Dzogchen. Nous n’avons donc en aucune façon résolu la chose, et nous y reviendrons dans les semaines prochaines.

Buddha, Polonnawura, Sri Lanka 512px

 La Vacuité dans les Pali suttas  [t = 0:35:03]

Ce texte, le Madhyamakavatara, ne rentre pas vraiment dans les détails de l’histoire des enseignements sur la vacuité avant Nagarjuna, ni même des origines des Pali suttas. Pour obtenir cette information, j’ai rencontré certains maîtres Theravada, et plus particulièrement j’ai visité le site internet Access to insight qui recèle plus de 1000 soutras du Canon Pali. Thanissaro Bhikkhu, un des auteurs de ce site, parle beaucoup des soutras qui traitent de la vacuité. Il offre une bonne vue d’ensemble dans son introduction en tant que traducteur de la Maha-suññata Sutta (MN 122) : il y explique qu’il y a 3 différentes approches de la vacuité dans les suttas. Parlons un peu de chacune d’entre elle.

MN 121

(1) La vacuité comme pratique méditative : Thanissaro Bhikkhu suggère que le texte principal est la Cula-suññata Sutta (MN 121). Le Bouddha, parlant à Ananda, dit :

« Ensuite, Ananda, le moine ne prête plus attention à la perception du domaine du néant, ne prête plus attention à la perception du domaine sans perception ni non-perception, il prête uniquement attention à la concentration spirituelle sans signe. Son attention plonge dans cette perception, s’y plaît, s’y installe et s’y fixe.

Il reconnaît avec sagacité que cette concentration spirituelle sans signe est créée et conçue, et que tout ce qui est créé et conçu est temporaire et de nature à cesser. Quand il connaît ceci et voit ainsi, son esprit est délivré de la contamination par les objets des sens, délivré de la contamination par l’existence, délivré de la contamination par l’aveuglement. Dans la Délivrance, vient la connaissance « délivré ». Il reconnaît avec sagacité que la naissance est détruite, la vie sainte vécue, fait ce qui est à faire, et rien de plus ici-bas.»

[Traduction: https://suttacentral.net/fr/mn121]

On peut commencer à voir ici que ce langage nous est familier. L’idée que tout ce qui est créé et conçu est temporaire et de nature à cesser. Cela fait tout a fait partie de la façon dont le Mahayana voit la vacuité.

SN 35.85

(2) La vacuité comme propriété des objets : Ici, la source est le Suñña Sutta (SN 35.85):

« Alors le Vénérable Ananda alla voir le Bienheureux et, à son arrivée, après s’être prosterné face à lui, s’assit à ses côtés. Assis ainsi à ses côtés, il dit au Bienheureux : « On dit que le monde est vide ; le monde est vide, Seigneur. Pour quelles raisons dit-on que le monde est vide? »

« Dans la mesure où il est vide d’un soi ou de quoique ce soit de relatif à un soi. Ainsi il est dit, Ananda, que le monde est vide. Et qu’est-ce qui est vide d’un soi de tout ce qui est relatif à un soi ? L’œil est vide d’un soi et de quoique ce soit de relatif à un soi. Les formes…La conscience oculaire…Les objets de la conscience oculaire sont vides d’un soi ou de tout ce qui est relatif à un soi.

« L’oreille est vide…

« Le nez est vide…

« La langue est vide…

« Le corps est vide…

« L’intellect est vide d’un soi et de tout ce qui est relatif à un soi. Les idées…La conscience mentale…Les objets de la conscience mentale sont vides d’un soi ou de tout ce qui est relatif à un soi. Ainsi il est dit que le monde est vide. »

C’est une présentation très classique du Shravakayana. Nous énumérons les cinq Agrégats et les dix huit dhatus, et nous énonçons que chacun d’entre eux est vide. Mais c’est intéressant, car si vous regardez ça du point de vue du Madhyamaka, vous ne diriez pas « la langue est vide ». Vous diriez  « Il n’y a pas de langue ». A nouveau, si vous comparez ce que dit ce sutta, « L’oreille est vide, le nez est vide… », cela ressemble beaucoup au Soutra du Cœur. Mais dans le Soutra du Cœur nous ne disons pas « L’oreille est vide, le nez est vide… », nous disons « Il n’y a pas d’oreille, il n’y a pas de nez… ». Nous pouvons donc déjà comprendre qu’on parle différemment de la vacuité dans le Madhyamaka, qu’on parle différemment du soi. Nous verrons cela plus tard à mesure que nous étudierons les différences qu’il y a entre les enseignements dans le Shravakayana et le Theravada, et les enseignements dans le Mahayana et le Madhyamaka. Et cela a beaucoup trait à la notion des Deux Vérités,  où l’on aborde le relatif et l’ultime, et toutes ces choses qui relèvent de l’évolution ultérieure du Mahayana.

SN 12.15

(3) La vacuité comme absence de soi : Il s’agit d’un extrait du Kaccanagotta Sutta (SN 12.15). Le passage où le Bouddha discute de la vue correcte est un passage primordial; il y dit explicitement qu’il évite les extrêmes que sont l’existence et la non-existence et qu’il enseigne « par le milieu »  :

« Le vénérable Kaccayana alla voir le Fortuné, lui rendit hommage, s’assit à ses côtés. Comme il se tenait à ses côtés, il demanda au Bienheureux : « Seigneur, « Vue correcte, vue correcte » dit-on. Dans quelle mesure, y a-t-il vue correcte?»

« Le monde, Kaccayana, dépend en majeure partie d’un dilemme: la notion d’existence et la notion de non-existence. Mais pour celui qui, avec la sagesse correcte, voit l’apparition du monde tel qu’il est vraiment, il n’y a pas de notion de non-existence en rapport au monde, et pour celui qui, avec la sagesse correcte, voit l’extinction du monde tel qu’il est vraiment, il n’y a pas de notion d’existence en rapport au monde.

Le monde, Kaccayana, est en majeure partie enchaîné à des systèmes [de pensée] et est emprisonné par des dogmes. Mais celui-là [qui possède la sagesse correcte] ne prend pas part à cet attachement aux systèmes, à cette obstination mentale et aux préjugés dogmatiques, il ne s’y attache pas, il n’affirme pas: « Ceci est moi-même » . Il sait sans éprouver aucun doute ni aucune hésitation que tout ce qui apparaît n’est rien d’autre que souffrance (dukkha), que ce qui cesse n’est rien d’autre que souffrance. Et cette connaissance lui est propre, elle ne dépend de personne d’autre. C’est de cette manière, Kaccayana, qu’il y a vue correcte.

« Tout existe » est une vue extrême; « rien n’existe » est l’extrême opposé. S’abstenant des deux extrêmes, le Tathagata enseigne le Dhamma par le milieu. »

[Traduction: http://www.buddha-vacana.org/fr/sutta/samyutta/nidana/sn12-015.html]

Nagarjuna 466px

Nagarjuna et le Canon Pali  [t = 0:41:28]

Nagarjuna admet que ce sutta, le Kaccanagotta Sutta (connu également sous le titre « les Instructions de Katyayana » ) est la source sur laquelle il composa le Mulamadhyamakakarika. C’est notable au chapitre 15, aux vers 6 et 7 du Mulamadhyamakakarika où il est écrit :

[15:6] Nature intrinsèque et nature extrinsèque, existant et non-existante – celui qui perçoit cela ne perçoit pas la réalité enseignée par le Bouddha.

[15:7] Dans les instructions de Katyayana, « ceci existe » et « ceci n’existe pas » sont tous les deux rejeté par le Bienheureux, qui perçoit clairement l’existant et le non-existant »

Une des raisons pour lesquelles je mentionne cela est que j’ai été heureux de voir qu’il y a déjà sur le forum plusieurs discussions, et que l’une des questions qui s’élevait était de savoir quelle est la façon correcte de parler de l’absence de soi, du non soi, non vue d’un soi, etc. – comment comprendre tout cela ? Je pense qu’il est facile de s’y perdre, nous allons donc développer ce sujet un peu plus aujourd’hui. Je vous encourage vraiment à prendre le temps de vous poser la question : quelle est votre façon de considérer la vacuité ? Comment allez-vous l’exprimer en termes d’absence de soi ou de non soi ou de non vue du soi ? Car il y a effectivement une différence.

Et nous voici à présent dans le Madhyamaka, dont le fondateur, Nagarjuna, est certain que le Bouddha n’a pas de vues : ni existence ni non-existence, ni l’un ni l’autre, ni les deux à la fois. Mais nous avons toujours la difficulté présentée par les enseignements relatifs sur le karma et la renaissance, sur la façon de poursuivre son chemin sur le Noble Octuple Sentier, et comment agir de façon juste et non de façon incorrecte.

Donc le défi reste le même : d’une façon ou d’une autre nous avons besoin d’une direction, même si nous n’avons pas de vue. Dans les enseignements, la légende nous dit que lorsque le Bouddha enseigna pour la première fois le Soutra du cœur au Pic des Vautours, il y avait environ 500 Arhats dans l’audience qui, lorsqu’ils l’ont entendu enseigné la grande vacuité,  ont tous eu une crise cardiaque et moururent. Cela sonne peut-être un peu poétique, mais cela rend ce point très clair. C’est un défi très solide à l’interprétation de la vacuité par le Shravakayana. Je vous encourage donc vraiment à débattre, à étudier et à avoir une joute amicale à ce sujet sur le forum. Je pense qu’il est très bon de remettre en cause votre compréhension. Et comme Rinpoché l’a dit, à mesure que nous étudions ce texte, il nous encourage à ne pas voir nos adversaires comme des anciennes écoles philosophiques Indiennes qui seraient mortes et obsolètes. Au contraire, demandons-nous comment ces idées sont bien vivantes en nous ici et maintenant, aujourd’hui ?Il peut s’agir ce de la façon dont nous approchons le monde, ou de la façon dont nous approchons le Madhyamaka. Nous allons voir que nombreuses sont les vues de nos adversaires auxquelles nous adhérons de temps en temps.

page 6

Chandrakirti établit la vue en démontrant qu’il n’y a pas de naissance  [t = 0:45:14]

Continuons avec le texte. Nous avons trop de matériau ici pour que je puisse en faire un commentaire détaillé selon l’enseignement donné par Rinpoche. Il y avait 60 pages du commentaire à lire pour cette semaine et je ne vais pas pouvoir tout traiter. Je pense que la majorité du texte est suffisamment explicite, et je vais passer plus de temps sur les endroits qui sont moins clairs.

Comment Chandrakirti va-t-il donc établir la Vue ? Il va démontrer qu’il n’y a pas d’existence réelle en montrant qu’il n’y a pas d’origine. Nous allons parler beaucoup de la notion d’origine ou de naissance. Comme Rinpoche remarque, ceci est complètement en lien avec notre perception ordinaire. Quand nous voulons valider l’existence de quelque chose, nous disons: « D’où cela vient-il ? Où a-t-il été fabriqué ? »  Prenons l’exemple d’un sac Louis Vuitton – est-ce un original ? Provient-il d’une rue de Bangkok, est-ce une contrefaçon ? Intuitivement, nous savons qu’il y a une différence entre le vrai, l’article authentique et la contrefaçon. Et ce n’est pas tout.

Cela nous ramène aux questions que nous avons commencé à nous poser la semaine dernière, les questions philosophiques fondamentales. Comment doit-on vivre notre vie ? Qu’est-ce qu’une vie bonne ? Comment doit-on comprendre ce qui est vrai, ce qui est bien? Pour pouvoir répondre à ces questions, nous devons avoir une sorte de base, des fondations. On ne peut simplement dire, comme certains enseignants contemporains de la Pleine Conscience le prétendent, qu’il suffit d’être « sans jugement ». Car nous n’avons dès lors aucun moyen de faire la différence entre ce qui est bien et ce qui est mal. Comment choisir de tourner à gauche ou à droite ? Nous avons besoin d’une vue. Nous avons besoin d’une base pour choisir nos actions. Et c’est ce dans quoi nous allons nous lancer.

Allons à la page 11 du texte. Je vais vous donner les numéros des pages de référence [dans l’Introduction à la Voie du Milieu, commentaire sur le Madhyamakavatara par Dzongsar Khyentse Rinpoché en PDF] au fur et à mesure que nous progressons pour que vous puissiez suivre dans le livre si vous le voulez.

CORPS DU TEXTE

1:1

page 11

L’hommage : Éloge de la Compassion  [t = 0:47:47]

Les quatre premiers vers commencent par un hommage, ici une louange à la compassion. Comme vous le savez, l’auteur, dans les enseignements Bouddhistes et assurément dans la tradition Indienne, rend traditionnellement hommage à la lignée en énonçant des louanges et des éloges. Ici, il s’agit d’un éloge à la compassion. Il se peut que vous posiez la question  : pourquoi un éloge de la compassion au lieu d’un éloge de la sagesse ? Pourquoi faisons nous un éloge du bodhisattva et non un éloge du Bouddha et des trois joyaux ? De façon traditionnelle, lorsqu’on fait un éloge dans le Dharma,  on fait l’éloge des trois Joyaux : le Bouddha, le Dharma and le Sangha.

page 12

A la page 12, Rinpoché explique la différence entre le Shravakayana et le Mahayana. Le chemin que nous décidons de suivre dépend de notre objectif : cherchons nous à atteindre le nirvana ou le complet et parfait éveil ? Ceci est un peu prématuré  mais, page 191, Rinpoché explique qu’il y a deux types d’auditeurs, et que le Bouddha a donné des enseignements pour chacun d’entre eux. Ces deux types d’auditeurs ont des motivations différentes. Certains étudiants veulent se libérer de ce monde de souffrance. Ils peuvent voir qu’il est sans essence. Ils peuvent voir qu’il est futile et qu’au final, il s’agit juste de tourner en rond dans le cycle du samsara. Et ils veulent donc s’en échapper. Pour eux, le Bouddha enseigne comment éliminer la saisie au soi car  la saisie au soi est la source de tous les problèmes du samsara. Mais il y a un autre groupe qui ne se contente pas simplement de la  libération du samsara. Ce groupe veut atteindre une libération au-delà de toute vue. Ce groupe veut une libération au-delà du samsara et du nirvana. Il s’agit des bodhisattvas. Ce texte s’adresse aux bodhisattvas. Il expose une vue plus vaste, et nous n’allons donc pas nous limiter à examiner le chemin qui mène au nirvana, comme dans le Theravada; nous allons explorer le chemin qui mène au plein et parfait  éveil. C’est-à-dire que nous considérons ici que le nirvana et l’éveil sont deux choses différentes. Nous parlerons un peu de cela aussi.

1:1cd

page 14

Compassion, non dualité et bodhicitta  [t = 0:50:25]

Lorsque nous parlons des raisons de l’éloge de la compassion faite à la page 14, nous parlons des trois causes du bodhisattva : l’esprit de compassion, la non dualité et la bodhicitta. En fait, la compassion et la non dualité -ce qui est une autre façon de parler de la sagesse – lorsqu’elles s’unissent, produisent la bodhicitta. On peut dire que le troisième est le fait des deux premiers. Et Rinpoché insiste sur le fait qu’en effet, tout commence avec la compassion, mais la compassion à elle seule ne suffit pas car la compassion sans la non dualité vous conduit à être victime de votre propre compassion. Lorsque nous disons « compassion », de quoi parlons-nous? C’est plus que la seule sympathie. C’est plus que simplement être désolé pour quelqu’un que nous voyons souffrir. La compassion implique une certaine compréhension. Si vous étiez à la place de cette personne, vous comprendriez alors ce qu’elle traverse. Rinpoché dit alors que, bizarrement, avec cette définition, on peut même dire de quelqu’un de cruel et qui cherche à faire du mal ou à faire souffrir les autres, que cette personne a, d’une façon ou d’une autre, de la compassion car elle sait la différence qu’il y a entre ce qui fait souffrir et ce qui ne fait pas souffrir. Par contre, quand une branche d’arbre tombe sur votre tête, l’arbre n’en avait pas l’intention. L’arbre n’a pas de compassion. Il n’a pas la possibilité de comprendre la différence qu’il y a entre faire du mal et ne pas faire du mal. Les êtres sensibles diffèrent des arbres à cet égard.

A quoi ressemble la compassion sans sagesse ? Dans un langage moderne, on dirait « ne pas avoir clairement définit les limites ». Rinpoché donne comme exemple le fait que l’on essaye peut-être de résoudre les problèmes des autres. Bien évidemment les Bodhisattvas ne font pas cela. Les Bodhisattvas ont de la compassion mais ils ne sont pas motivés par un objectif à atteindre,  ce qui, pour nous qui sommes des débutants, peut sembler étrange. « Oh ! Je pensais que l’idée était d’aider les autres?» en effet, nous souhaitons l’éveil de tous les êtres sensibles. Mais les Bodhisattvas sont eux-mêmes au-delà d’une compréhension dualiste du soi et de l’autre. Leurs actions ne sont pas motivées par ce genre de dualisme. Comme nous le verrons plus tard, lorsque le soleil brille, il n’a pas l’intention de briller pour une personne en particulier. Si une personne souhaite être touchée par les rayons du soleil, elle sort et se met au soleil. On peut comprendre l’enseignement du Bouddha d’une façon similaire. Nous reviendrons également là-dessus.

Revenons maintenant aux Dix Buffles, plus précisément à l’image et au poème du 10ème  Buffle. Vous pouvez voir que c’est la même chose. Nous avons le Sage sur la place du marché. Il n’a pas de motif [dans le sens dualiste] et ne cherche pas à profiter aux autres, mais simplement par sa présence il leur est bénéfique .Cette image décrit vraiment le fruit du parcours du bodhisattva.

Une autre façon de comprendre le type de compassion qui nous amène des ennuis est, par exemple, que la compassion sans sagesse nous conduit à un surmenage d’empathie. C’est un défi pour les nombreuses personnes qui assument des professions de soins telles que les infirmières, et mêmes pour les gardiens de prison. Les données montrent qu’un gardien qui part à la retraite a une forte chance de mourir dans les deux années qui suivent. C’est attribué à la fatigue causée par l’exigence de leur fonction.

Rinpoché a récemment enseigné à Mexico, où il a parlé du fait que lorsque nous aspirons à libérer tous les êtres sensibles, cela puisse paraître impossible. Tous les êtres sensibles ? Comment puis-je accomplir cela ? J’arrive à peine à avoir une influence positive sur une demi-douzaine d’êtres proches de moi. Cela semble insensé de parler de libérer tous les êtres sensibles. Et pourtant, il ne s’agit pas seulement d’une aspiration. C’est aussi un moyen d’élargir notre objectif, un peu comme notre patron nous forcerait à remettre en question nos idées préconçues. Cela nous transporte au-delà d’une compréhension rationnelle, car il nous est impossible de comprendre l’idée de « libérer tous les êtres sensibles » avec nos concepts étroits et rationnels . Nous commençons donc effectivement à aborder la non dualité.

1:2

page 16

Pourquoi commencer par la compassion ?  [t = 0:55:09]

Donc, comme nous l’avons vu, nous commençons par la compassion, suivie par la non dualité, et les deux nous mènent à la Bodhicitta. Pourquoi la compassion d’abord ? La compassion vient en premier car c’est la graine, c’est l’eau qui arrose notre plante, et puis c’est le fruit pourvu par la plante. Rinpoché enseigne souvent la différence entre  l’aspiration et la mise en pratique de la bodhicitta. Il dit que, bien sûr, nous voulons nous engager dans la mise en pratique de la bodhicitta. Mais c’est difficile. Quoique l’aspiration soit une bonne chose c’est aussi quelque chose que l’on peut tous avoir, et il n’y a pas de raison de ne pas l’avoir à tout moment. Nous n’avons pas d’excuse pour ne pas aspirer à la bodhicitta. On peut donc toujours commencer par cultiver la compassion, même si la dualité -la seconde étape -est difficile au début. Il n’y a aucune raison pour ne pas développer notre compassion.

Une question intéressante a été posée durant l’enseignement de 1996, alors que non pas durant l’exposé de son commentaire mais lorsque Rinpoché répondait à une question. Quelqu’un a demandé : « Est ce que le Bouddha a de la compassion ?» Rinpoché a alors expliqué que le Bouddha est dépourvu de tout motivation à caractère dualiste. Il est sans sujet et sans objet. Il profite à tous comme le soleil qui brille, comme un arbre qui accomplit tous nos souhaits. Parler de la compassion du Bouddha est une projection que nous, êtres sensibles, imputons au Bouddha. La compassion du Bouddha est perçue depuis notre propre point de vue. Comme Rinpoché le dit, gardez à l’esprit que l’existence même du Bouddha est perçue depuis notre point de vue. Comme nous avons vu dans le Soutra du Cœur et dans le Soutra du Diamant, nous ne pouvons même pas affirmer que le Bouddha existe. Nous sommes maintenant, peut-être, un peu plus à l’aise avec l’idée que nos notions sur le Bouddha sont naïves et qu’elles ne sont probablement pas exactes. Je pense que beaucoup d’entre nous sommes très familiers avec une approche théiste de cet aspect. Nous considérons le Bouddha presque comme un dieu. Dans de nombreux pays d’Asie, les gens prient le Bouddha pour s’assurer une bonne récolte. Ils prient le Bouddha pour réussir en affaire. C’est très théiste. Comme s’il s’agissait d’une personne très puissante qui nous accorde ses faveurs s’il nous tient en bonne grâce. C’est très dualiste. En contrepartie, Rinpoché nous encourage à utiliser la sagesse de la Voie du Milieu à la compréhension que nous avons du Bouddha. Si nous pouvons apprendre à nous aller au-delà de nos conditionnements théistes et apprendre à voir le Bouddha comme une de nos projections, alors nous commençons à avoir une compréhension davantage non dualiste.

1:3

page 19

Trois types de compassion  [t = 0:58:00]

Il y a trois types de compassion; on les distingue selon leurs objets, ou, dit autrement, par différents types d’individus ayant différentes afflictions. Cela va nous permettre de mieux comprendre les différentes étapes de notre progression sur le chemin.

  • (1) Les êtres qui font l’expérience des deux types de souffrance : Le premier type de compassion est dirigé à l’égard des êtres qui souffrent de la souffrance de la souffrance et de la souffrance du changement. Il s’agit ici de l’omniprésente qualité de dukkha (l’insatisfaction) et de anicca (l’impermanence) dans le samsara. Elle est appelée «compassion commune » car les Hindous, par exemple, reconnaissent aussi cette forme de compassion. Tous les êtres sensibles ordinaires sont l’objet de ce premier type de compassion, ainsi que les Shravakas et les Pratyekabuddhas sur le chemin. En d’autres mots, quiconque reprend naissance sur la base du karma et des émotions.
1:4ab

page 21

Concernant le second et le troisième type de compassion, nous lisons maintenant les deux premières lignes du vers 4.

[1:4ab]: Les êtres sensibles sont comme la lune qui se reflète dans une eau agitée.
Les voyant vides, et dans leurs changements et dans leur nature même,

Ici il y a l’image, peut-être, d’un lac lors d’une nuit ventée, sur lequel nous ne pouvons voir ce qui s’ réfléchit car la surface est agitée. Tandis que si on y va un jour où le temps est calme, alors l’image est nette. Ceci nous donne déjà un aperçu du contenu du chapitre 6.

  • (2) Les êtres sensibles font l’expérience de la souffrance du changement : Les commentaires disent, au sujet du deuxième type de compassion, que nous devrions mettre l’accent sur « l’eau agitée » et « les changements ». Dans cette analogie, le lac est donc le samsara et le vent est le karma, les émotions, le dualisme et l’ego qui nous brassent dans le samsara et mènent à la souffrance. L’analogie fonctionne très bien car lorsque nous sommes brassés par les émotions et l’ego, nous ne pouvons pas voir clairement. L’objet de ce second type de compassion inclus tous les êtres sensibles préalablement objets du premier type de compassion, ainsi que les shravaka, les arhats et les pratyekabuddhas ayant obtenu des résultats (fruits), et tous les bodhisattvas ayant atteint le 10ème bhumi lors de leur méditation.

A nouveau, il y a une très grande différence entre le Mahayana, le Shravakayana ou Theravada car pour le Theravada, une fois qu’on a atteint l’état d’arhat ou de pratyekabuddha, il n’y a rien de plus à faire. Tandis qu’ici, nous considérons qu’ils ont encore des voiles; ils sont, dès lors, toujours objets de compassion. Comme nous l’avons dit précédemment : l’état de nirvana atteint par l’arhat équivaut-il à l’éveil ? Bien que le Shravakayana ou Theravada dirait que oui, dans le Mahayana, nous disons que non. Cela est aussi considéré comme la compassion commune.

  • (3) Les êtres sensibles qui ne réalisent pas complètement la vacuité : En ce qui concerne le troisième type de compassion, nous mettons l’accent sur les mots « réfléchit » et « vides », et ce type de compassion inclus à présent tous ceux qui n’ont pas complètement compris la vacuité des phénomènes, en d’autres mots, l’absence d’existence réelle des phénomènes. On la considère comme une compassion non ordinaire car elle implique l’absence à la fois de la personne comme étant vraiment existante et aussi des phénomènes comme vraiment existants. En comparaison, la réalisation de l’absence d’ego, qui est nécessaire pour atteindre le nirvana, est juste l’absence de soi de la personne mais pas nécessairement des phénomènes. L’objet de ce troisième type de compassion inclus tous les objets précédents ainsi que la période méditative des bodhisattvas du 10ème bhumi. La seule chose qu’il n’inclut pas est l’ultime état d’éveil du Bouddha.

A présent nous nous demandons peut-être quel est ce dernier voile qui reste encore apparemment à être purifié pour les bodhisattvas qui résident dans ces derniers bhumi. L’Uttaratantra-shastra de Maitreya liste neuf voiles à purifier sur le chemin (aux vers 132-133), et ces voiles deviennent de plus plus subtils à mesure que le bodhisattva avance sur la voie. Au moment où le bodhisattva atteint les « bhumis purs » (du 8ème bhumi au 10ème bhumi), un seul voile subtile demeure, et, afin d’éliminer ce voile, ils doivent appliquer l’antidote le plus puissant, « l’antidote tel un vajra » (Uttaratantra-shastra, vers 142). Selon les traditions du Vajrayana et du Mahasandhi, ce dernier voile est ce qu’ils cherchent à purifier.

page 24

Expliquer les niveaux de bodhisattva (bhumis)  [t = 1:02:07]

Nous poursuivons à présent en explorant la façon dont on considère la progression sur le chemin. Qu’est-ce qu’un bhumi ? C’est l’association de la sagesse et des moyens (ou moyens habiles, upaya en sanskrit). En Sanskrit, le mot « bhumi » signifie « terre » ou « région », et même aujourd’hui, ils utilisent en Malaisie un mot dérivé du Sanskrit bhumiputera pour référer à l’ethnie Malaysienne et aux populations indigènes de l’Asie du Sud-Est : putra signifie « fils » et bhumi signifie « terre » ou « sol », ce qui donne « fils du sol ». Soulignons qu’un « bhumi » est une association de sagesse et de moyens habiles tout comme la bodhicitta est sagesse et compassion. La compassion correspond donc ici au rupakaya, à la forme, au moyen, et donc à l’entraînement aux moyens habiles, à la maîtrise. Tandis que la sagesse, qui correspond à la vacuité, lorsque l’on pense en termes de forme et de vacuité, est le Dharmakaya. Et comme le dit Rinpoché, si vous avez la sagesse mais pas de moyens, alors on parle du chemin des shravakas et des pratyekabudhhas. Mais si vous avez les moyens mais pas de sagesse, alors il s’agit juste des êtres ordinaires. Revenons à ce que nous avons énoncé au sujet de la pleine conscience : vous avez peut-être une technique, une méthode mais pas de sagesse.

Et pour distinguer ces différents bhumis, vous ne pouvez pas classer les bodhisattvas lors de leur état méditatif. En post-méditation, vous pouvez reconnaître leurs qualités mais un bhumi inférieur ne peut distinguer ou reconnaître le niveau d’un bodhisattva d’un bhumi supérieur. Et le point le plus important ici est sans doute que lorsque nous parlons de ces bhumis, nous en parlons dans la mesure où le bodhisattva a purifié ses voiles. Ainsi notre progrès sur le chemin se mesure non pas selon ce qu’on ajoute mais selon ce qu’on élimine. Rinpoché expliquait cela avec beaucoup de détails lorsqu’il enseignait l’Uttaratantra-shastra de Maitreya sur la nature de Bouddha.

1:4cd-1:5ab

page 26

Le Premier Bhumi  [t = 1:04:18]

Avec les deux secondes lignes du vers 4 et les deux premières lignes du vers 5, nous commençons à présent le premier bhumi. Nous avons fini notre hommage et notre louange et nous commençons, en fait, le texte principal et les bhumis. Vous verrez que Chandrakirti parcourt très vite les cinq premiers bhumis, sans doute parce qu’il suppose que ces lecteurs les connaissent déjà. En effet, le texte racine est le Dashabhumikasutra, le Sutra des dix Terres, et ce sutra traite largement des dix bhumis. Il n’y a donc pas grand-chose à leur sujet dans le texte, à l’exception de l’exposition détaillée du sixième bhumi au chapitre 6. Si vous n’avez donc pas eu l’opportunité d’étudier les paramitas ou les bhumis, et que vous souhaitez en apprendre plus, je vous encourage à lire des œuvres telles que Le Chemin de la Grande Perfection, dans lequel la section consacrée à la bodhicitta a une très bonne introduction. Ou également le Bodhicharyavatara de Shantideva, texte de référence sur la bodhicitta. Et ces deux ouvrages approfondissent de manière détaillée le contenu des paramitas, et, oui, ces deux ouvrages abordent également la bodhicitta ultime, qui apparaît à la 6ème paramita, celle de la sagesse. Mais comme l’approche de Chandrakirti est condensée, il se concentre vraiment sur l’aspect non dualiste des paramitas. Et il aborde également un peu la distinction qui est faite entre ce que serait une pratique dualiste d’une pratique non dualiste, une pratique qui est basée sur la vue.

page 27

Le langage de la vue et le langage du chemin  [t=1:06:06]

Il y a, à la page 27, une autre question très utile à laquelle Rinpoché répondait en présentant le langage du chemin et le langage de la vue. Je pense que c’est  important car certaines de vos questions concernent déjà cette distinction. Beaucoup d’entre vous, par exemple, demandent comment cette vue non duelle, cette vue ultime s’applique dans la pratique et dans l’expérience, car il semble qu’elles doivent se rejoindre mais comment les fait-on se rejoindre ? Nous en viendrons là plus tard à la semaine 5 lorsque nous parlerons des Deux Vérités, mais nous pouvons dès à présent distinguer le langage de la vue et celui du chemin. Le langage de la vue traite de la vérité – qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui existe finalement ou n’existe pas ? Et le langage du chemin, c’est lorsqu’on parle de l’expérience du voyage du pratiquant. C’est beaucoup plus subjectif, ça traite beaucoup plus de questions comme «  Comment puis-je avoir de la dévotion envers le guru ? Comment puis-je pratiquer de manière à abandonner tous les voiles ?» Comme Rinpoché l’a souligné, il y a deux sortes de question. Cela va être un défi et j’imagine que nous allons nous retrouver pris là-dedans les semaines prochaines. Mais je voulais en parler aujourd’hui. Lorsque vous avez une question, dites-vous simplement « est-ce que ma question traite de la vue ou du chemin ? S’agit-il du langage de la vue ou de celui du chemin ?» Car ils sont différents. Comme nous l’avons vu dans les sutras, l’un traite de la vérité ultime et l’autre de la vérité relative. Et, oui, nous trouverons à la fin une façon de les relier l’un à l’autre, mas il est très important de comprendre qu’ils sont différents.

S’il n’y a pas d’éveil, pourquoi pratiquer ?  [t=1:07:55]

Comme Rinpoché le dit, nous avons besoin du langage du chemin pour encourager des pratiquants comme nous. Et une part du défi vient du fait que les enseignements qui traitent du chemin sont des enseignements relatifs. Ce sont tous des enseignements provisoires et non ultimes. Donc, dans un certain sens, tous les enseignements sur le chemin pourraient être considérés comme incorrects, ou « bidons » comme dit Rinpoché. Et pourtant nous devons les appliquer. Nous avons pourtant besoin d’entendre et de mettre en pratique ces enseignements afin de réaliser la vue. Selon les célèbres mots de Shantideva, oui, il s’agit, sur le chemin, de nous débarrasser et d’abandonner nos voiles et notre ignorance, mais la toute dernière ignorance que nous souhaitons abandonner est l’idée qu’il y a un éveil. Ultimement, comme Nagarjuna le dit, nous voulons arriver à un endroit où nous n’avons pas de vues. Comme le Sutra du Diamant le dit, nous ne pouvons pas dire que même le Bouddha, même l’éveil existent. Mais si nous disons cela trop tôt, si nous ne sommes pas encore prêts, si nous abandonnons cette aspiration alors que n’avons pas parcouru le chemin et que nous n’avons pas éliminé nos autres ignorances et nos autres voiles, alors nous risquons de devenir nihiliste. Nous risquons d’abandonner. Nous risquons de dire « S’il n’y a pas d’éveil, alors à quoi bon pratiquer ?» et alors nous n’accomplirons rien. Nous gâcherons notre Dharma parce que nous voulons juste rester avec notre ignorance, telle quelle. Alors, à nouveau, c’est assez paradoxal, comme ça le sera si souvent dans cet enseignement. Nous avons besoin d’un chemin, même si le chemin est bidon. Parce que ce chemin bidon est la seule chose qui puisse nous guider à la réalisation de la vérité. C’est un grand paradoxe.

1:5cd

page 27

Que signifie « être un bodhisattva » ?  [t = 1:09:52]

A présent, à la page 28, nous nous demandons ce que ça signifie d’être un bodhisattva, et nous allons commencer par dire quelque mots au sujet du nom « bodhisattva ». A quelle sorte de personne donnons-nous le nom de « bodhisattva » ? Ici au vers 5, nous disons que nous le pouvons le faire de deux manières. Aussi bien sous l’angle de l’action et de la pratique que sous l’angle de la vue.

(1)    Définir ce qu’est « être un bodhisattva » du point de vue de l’action (la pratique)

Lorsque nous attribuons ce nom du point de vue de l’action et de la pratique, nous avons besoin ici de réfléchir à ce que Shantideva disait au sujet de « s’engager à la bodhicitta » et « mettre en pratique la bodhicitta ». Le souhait ou aspiration diffère de l’engagement et de la mise en pratique. Et lorsque nous commençons, comme Rinpoché l’a dit, oui, l’aspiration est une bonne chose mais avoir juste une aspiration, avoir le souhait éphémère de libérer tous les êtres, diffère du fait de s’engager sur le chemin. Et vous commencez à mettre en application la bodhicitta ou à vous engager à la bodhicitta seulement lorsque vous prenez l’engagement qu’à partir de ce moment même tout ce que vous ferez sera consacré à l’éveil de tous les êtres. En termes plus modernes, nous pourrions dire que c’est un choix existentiel. La page Wikipedia sur l’existentialisme dit :

« Une existence authentique implique l’idée de « se créer soi-même » et de vivre en accord avec ce soi (…) L’action authentique est une action qui est en accord avec sa propre liberté ».

Il y a donc ici cette idée que nous devons changer l’histoire que nous racontons à notre propos, qui l’on est, quel sens a notre vie – quel est notre but ? Nous devons nous engager dans un auto décret par lequel nous nous définissons nous-même en tant que bodhisattva. Il s’agit ici d’une re-création ou d’une création explicite de notre nouvelle identité. Et à partir de là, nous pouvons nous considérer comme des bodhisattvas en termes d’action et de pratique. C’est quelque chose d’important auquel vous pouvez réfléchir pour vous-mêmes. Lorsque vous considérez votre histoire, la façon dont vous parlez de vos passions, vos objectifs, de votre vie, de votre travail, de la façon dont vous vous reliez au monde, à vos relations, à votre travail – comment vous y prenez -vous ? Quelle est votre histoire ? Lorsque quelqu’un vous demande pourquoi vous faites ça, quelle est votre réponse ?  Et cette réponse est-elle : « parce que je veux amener tous les êtres à l’éveil »? C’est un bon sujet de réflexion.

(2)    Définir ce qu’est « être un bodhisattva » en termes de vue (réalisation)

La seconde façon de définir un bodhisattva est selon la vue ou la réalisation. Dans ce cas, c’est lorsque le bodhisattva a une expérience directe de la vacuité. C’est le premier bhumi et le Chemin de la Vision.

1:6-1:7abc

page 29

Les qualités acquises  [t=1:12:52]

La section suivante du texte traite des qualités acquises et commence au vers 6. Le style devient assez poétique dans les vers qui suivent, très inspirant, et je pense que l’ensemble est plutôt simple à comprendre.

1:7d

page 32

Les huit niveaux suprêmes  [t = 1:13:08]

J’aimerais mentionner la dernière partie du vers 7, où il est écrit :

[1:7d] C’est enseigné comme étant similaire aux  huit niveaux suprêmes.

Il y a quatre étapes vers l’éveil dans les enseignements du Shravakayana ou Theravada ; elles sont divisées en huit niveaux. Et ce que nous disons ici, c’est que le début du 1er bhumi correspond à ce que l’on appelle « Entré dans le courant  » dans le Shravakayana, ce qui signifie  qu’il vous reste sept renaissances avant d’atteindre l’éveil. Les quatre étapes vers l’éveil sont « Entré dans le courant »(Sotapanna), « Qui ne revient qu’une fois »(Sakadagami), « Qui ne revient plus »(Anagami) et enfin l’état d’Arhat (Arahant). Il y a un grand débat dans les commentaires au sujet de ce que signifient les « huit niveaux suprêmes ». Rinpoché ne s’y est pas attardé et je ne pense pas que nous ayons besoin de nous y arrêter, mais Chandrakirti voudrait que nous sachions que les enseignements du Mahayana sur les bhumis peuvent être compris en parallèle des enseignements du Shravakayana sur les étapes vers l’éveil.

Instantanément et progressivement  [t = 1:14:09]

Il y a également ici un point important en ce qui concerne la distinction faite entre « instantané » et « progressif », lequel est mis en avant dans le Shravakayana. Il s’agit de dire à quel point ce qui est progressif ou en constant renouvellement – en d’autres termes une pratique régulière au travers de laquelle nous travaillons lentement sur nous-même et purifions nos voiles – peut mener à un résultat soudain. Une façon très commune d’évoquer est « la paille qui brise le dos du chameau ».  Nous pouvons ajouter et ajouter de la paille sur le dos de notre chameau, à un certain moment, il n’y aura plus qu’un brin de paille à mettre – ce qui en soi et pour soi peut sembler insignifiant – mais ce brin de paille sera alors plus que ce que le chameau ne peut porter, et alors il s’effondrera. Il y a donc une lente évolution graduelle ou continue, une très lente accumulation – avec un résultat soudain ou fulgurant. Et c’est tout à fait de cette façon que c’est enseigné dans le Sutta Pitaka : les progrès arrivent tout d’un coup. Ce que l’on appelle « vision »  (abhisamaya : réalisation parfaite) ne vient pas progressivement. Chacun de ces quatre niveaux est atteint soudainement, et même l’accomplissement final du fruit est lui aussi soudain.

Nous avons de nombreuses façons plus modernes de comprendre cela et de le relier à notre propre expérience, par exemple lorsqu’on travaille sur quelque chose depuis longtemps, et puis on s’endort et on se réveille le lendemain matin avec un éclair de lucidité qui nous permet de tout voir clairement. Nous avons cet aperçu. Même dans nos vies de tous les jours nous avons ce genre d’expérience, du fait qu’on peut travailler sur quelque chose depuis longtemps sans le moindre signe de progrès, et puis cela nous amène à une sorte de révélation. C’est tout à fait ainsi que nous devons comprendre  le fait de progresser sur la voie du Dharma. Dans la tradition Zen, il y a l’idée que vous pouvez avoir un aperçu initial ou satori, mais alors il faut un entraînement progressif pour s’assurer que cette expérience se développe en réalisation. C’est ainsi que nous pouvons comprendre à la fois « soudain » et « graduel » ; les bhumis ou degrés de bodhisattva y sont similaires en ce sens que la pratique continue et progressive conduit à un résultat soudain et fulgurant au passage d’un bhumi au bhumi suivant.

1:8

page 33

La qualité de surpasser les autres  [t = 1:16:21]

Le vers suivant que l’on peut souligner est le vers 8. Comme Rinpoché l’a dit, dans les shedras, les collèges monastiques, ils passaient plusieurs semaines juste sur ce vers. Il traite de ce qui nous permet de dire quand un bodhisattva dépasse un arhat shravaka ou un pratyekabuddha. Sur le 1er bhumi, nous avons déjà vu que le bodhisattva peut surpasser les arhats par la force de son mérite mais pas encore par la force de sa sagesse. Quand on dit, donc, « la force de leur mérite », il y a un bon exemple pour illustrer cela, celui d’un roi qui est entouré de ses ministres, et puis la reine entre en tenant le très jeune prince dans ses bras. Et d’ores et déjà le jeune prince dépasse tous les ministres. Même si ces ministres sont très sages, très nobles et avec une grande expérience, ils ne seront jamais roi. Mais le jeune prince sera un jour le roi. Il a ce mérite.  L’analogie montre que les bodhisattvas, du fait de leur grande compassion et du mérite accumulé pendant des éons de pratique, ont le mérite qui les mènera au plein éveil.

Mais les bodhisattvas ne surpassent pas les arhats par la force de leur sagesse avant d’avoir parachever le 6ème bhumi et d’être entré sur le 7ème bhumi. Ici, ça devient un peu technique et nous allons devoir introduire quelques termes tibétains au sujet des différents voiles sur le chemin.

Pour commencer, une analogie. La compréhension de la vacuité par les arhats shravaka et les pratyekabuddhas est semblable à un minuscule insecte qui mange à l’intérieur d’une graine de moutarde, laquelle, comme vous le savez, est une minuscule graine, et il se fait une place à l’intérieur. Tandis que la compréhension de la vacuité des bodhisattvas est aussi vaste que le ciel. Nous pouvons alors demander : si le bodhisattva a une meilleure compréhension de la vacuité, pourquoi ne surpasse-t-il pas les shravakas par sa sagesse ?

page 35

Dendzin et tsendzin   [t = 1:18:45]

Afin de répondre à cette question,  nous intégrons un certain nombre d’obscurcissement ou de voiles :

  • Dendzin : c’est la saisie à l’existence réelle, la croyance qu’il y a un soi, laquelle conduit à la saisie du soi, aux émotions et à la souffrance. Et comme nous en avons déjà parlé la semaine dernière, c’est la cause du samsara – ce dendzin ou saisie à l’existence réelle.
  • Tsendzin : même si on a dépassé cette saisie de l’existence réelle, il reste encore un autre voile, appelé tsendzin, que l’on traduit ici par « la fixation sur les caractéristiques ». Nous pouvons le comprendre ainsi : même si nous ne pensons pas que quelque chose existe vraiment, nous avons toujours des perceptions dualistes. Nous percevons toujours un sujet et un objet. Nous pensons toujours en termes de bien et de mal. Nous réifions. Nous dessinons des frontières autour des objets avec nos mots, notre langage, nos pensées. Tout ceci crée des caractéristiques ; il s’agit de tsendzin. Si nous voulons bien prendre un peu de recul, nous savons, à un certain niveau, que le monde est un ensemble de phénomènes interdépendants et interactifs, et que la façon dont vous définiriez n’importe quel phénomène à un stade antérieur au langage est très conventionnel. Il s’agit d’un choix arbitraire qui dépend en grande partie de la façon dont vous voulez interagir avec et « utiliser » le monde phénoménal.  Et alors on commence à comprendre qu’un bon nombre de ce que nous appelons « phénomènes » est simplement notre invention. Ce sont juste nos créations. Et néanmoins, une fois qu’on a créé les mots, une fois qu’on a créées ces distinctions, c’est facile pour nous d’oublier que ce sont des justes que nous avons créées, et nous commençons à les prendre très au sérieux. C’est tsendzin.
  • Nyinang : un peu plus tard, (à la page 64) Rinpoché parle d’un autre voile, nyinang, qui est toujours présent du 8ème au 10ème bhumi. On le traduit par « simple appréhension » et, comme Rinpoché le dit, à partir de ce point, à partir du 8ème bhumi et dans les suivants, il n’y a plus d’apparence – sans compter les fixations sur les apparences. Il n’y a plus de perception. Et pourtant il y a encore une sorte de subjectivité. Si nous regardons des pratiques non duelles telles que le Mahamudra et le Mahasandhi, elles purifient ce type de voile ou d’obscurcissement, où il n’y a pas d’apparence ou de perception mais où néanmoins il y a toujours une sorte de subjectivité.

Revenons à notre question concernant le surpassement. La raison pour laquelle les bodhisattvas ne peuvent pas encore surpasser les shravakas, même s’ils comprennent la vacuité à un niveau plus vaste – vaste comme le ciel, en comparaison d’un trou dans une graine de moutarde – est qu’ils ne peuvent rendre l’élimination de leur tsendzin irréversible. Pendant leur pratique, sur leur chemin, l’attachement à ces caractéristiques – qui est un voile – même s’ils l’éliminent, ils créent toujours des causes pour de nouveaux tsendzin aussi longtemps qu’ils sont sur ce 6ème bhumi. C’est seulement une fois qu’ils ont atteint le 7ème bhumi qu’ils ne créent plus de causes de tsendzin, et à ce moment – là nous dirions qu’ils surpassent les arhats shravaka.

page 36

La compréhension supérieure de son propre objet  [t = 1:22:27]

A présent, lorsque nous parlons de la compréhension de la vacuité, de quoi parlons-nous exactement ? Le commentaire présente la compréhension que Nagarjuna a de ce point, qu’il explique en termes de « la compréhension supérieure de son propre objet ».  Le commentaire divise cette phrase en trois parties :

  • (1) Son propre objet :  Si vous allez à la page 37, vous verrez que nous ne parlons pas simplement d’existence et de non existence. Nous parlons plutôt de quadruple classification selon l’existence, la non existence, l’existence et la non existence, ni l’existence ni la non existence.

On l’appelle le catuṣkoti, que l’on trouve en logique classique Indienne. C’est vraiment la base pour le célèbre argument logique de Nagarjuna, intitulée « les éclats de diamant ». Si l’on revient à ce que j’ai dit précédemment sur la relation entre le Bouddhisme et la philosophie Grecque ancienne, ce tétralemme apparaît également dans la philosophie sceptique de Pyrrhon. C’est très intéressant car il n’y a rien d’équivalent en logique occidentale. Il y a, à la place, ce qui est connu comme la Loi du milieu exclu – une proposition peut aussi bien être vraie que fausse, mais en logique classique il n’y a pas de troisième option, encore moins de quatrième. Comme Rinpoché le dit souvent, la logique Bouddhiste diffère de la logique occidentale – et certainement cette idée d’une logique en deux propositions plutôt qu’en quatre – elles sont différentes et nous verrons cela à mesure que nous avancerons dans l’analyse. Mais il est aussi intéressant de noter ici que la logique contemporaine va au-delà des deux propositions de la Loi du milieu exclu.

Epimenides

Le paradoxe du menteur et le « difficile problème de la conscience »   [t = 1:24:20)

En Grèce ancienne aussi, nous avons des exemples dans lesquels cette vraisemblablement robuste classification – soit c’est vrai soit c’est faux – commença à s’effondrer. L’exemple le plus classique est le Paradoxe du menteur, que vous connaissez sans doute. Il provient d’un penseur Grec du nom d’Epiménides ; il était originaire de Crète et a vécu en 600 av JC environ et on dit de lui qu’il a déclaré : « Tous les Crétois sont des menteurs ».  Et bien sûr ce propos est paradoxal : si ce qu’il dit est vrai, alors son propos est vrai, ce qui signifie que tous les Crétois ne sont pas des menteurs. Mais s’il ment en disant « Tous les Crétois sont des menteurs », alors cela signifie que certains Crétois disent la vérité. Une version simplifiée est l’énoncé « Cet énoncé est faux ». Ces simples quatre mots sont paradoxaux. Certains d’entre vous ont peut-être lu le merveilleux livre de Douglas Hofstadter, Gödel, Escher et Bach, qui parle des théorèmes d’incomplétude de Gödel en mathématique pure ; l’une des preuves classiques du Théorème de Gödel correspond à cette même idée de construire des phrases mathématiques ayant ces qualités paradoxales.

Et cela est intéressant car ce domaine de recherche est très dynamique en philosophie contemporaine des sciences cognitives et de la conscience, que nous aborderons à la semaine 5. Et Hofstadter a dit lui-même de son ouvrage – qui aborde de façon similaire les mathématiques, l’art et la musique – qu’il ne s’agit pas vraiment de cela. Il s’agit de la façon dont la cognition est produite par d’invisibles mécanismes neurologiques. C’est tout à fait en lien avec le soit disant « problème difficile » dans la philosophie de la conscience : comment expliquons-nous l’expérience subjective lorsque de toute évidence cela émerge de fondations physiques, en d’autres  termes du cerveau. Comment la conscience apparaît-elle du cerveau ? On en viendra à ce point, et cela nous fera revenir à l’école Yogacara, le Cittamatra, dont les partisans soutiennent – et ont une position très solide à ce sujet – l’Esprit Seul et la conscience. Et il est très tentant d’accepter leur vue étant donné nos intuitions sur ce que c’est que d’être conscient. Ce que Descartes a exprimé dans ses célèbres mots : « cogito ergo sum »  (« Je pense donc je suis ». Lorsque nous revenons à ce qui est valide, à ce qui compte en tant que cognition valide, et à ce qui est vrai – pour Descartes, le fait qu’il puisse en effet expérimenter sa propre conscience, sa propre subjectivité – cela lui semble incontestable. Comment pouvons-nous le réfuter ? Nous nous y attacherons plus tard.

Ten Bulls #8 (Max Gimblett)

Comprendre le non soi : la vacuité diffère de la non existence  [t = 1:27:28]

Nous avons déjà vu que Nagarjuna ne traite pas simplement de la façon dont les choses sont non existante. C’est l’approche du Shravakayana – établir que le soi n’existe pas réellement. Mais ici, dans le Madhyamaka, nous voulons aller au-delà des quatre présupposés du catuskoti: pas simplement éliminer la saisie du soi, ou la saisie de l’existence, mais aussi éliminer la saisie de la non existence, la saisie des deux et la saisie de ni l’un ni l’autre. Ceci – aller au-delà des quatre extrêmes –  est ce qu’on appelle « la grande vacuité », qui est la vacuité de la vacuité. Nous en parlerons à la semaine 6. Nous faisons souvent cette autre confusion de penser que lorsqu’on parle de la vacuité, c’est de cette vacuité de la vacuité au-delà des quatre extrêmes dont nous parlons. Et ce n’est pas la même chose que la non existence, qui est seulement au-delà d’un des quatre extrêmes. Il y a donc là une source de confusion et de malentendu possible entre certains textes du Shravakayana et certains textes du Mahayana. Si vous regardez quelle est la définition littérale de « nirvana», cela signifie « souffler » ou « s’éteindre », ce qui est traditionnellement compris comme l’extinction des trois feux ou des trois poisons des passions, l’aversion et l’ignorance. Lorsque ces feux s’éteignent c’est alors la libération du cycle des renaissances. Dans le Shravakayana, donc, l’obtention du nirvana est connotée de l’idée de se débarrasser des attachements erronés au soi, lequel donne naissance aux trois feux ou trois poisons. Tandis que dans le Mahayana, on ne parle pas juste de « s’en débarrasser ». Oui, on dit que la forme est vacuité, en d’autres termes on se débarrasse de la saisie aux idées erronées de l’existence. Mais dans le Soutra du Cœur, nous disons aussi que la vacuité est forme, ainsi nous nous débarrassons des idées erronées de la non existence. Nous retournons à cette compréhension paradoxale qui va au-delà de notre rationalité ordinaire.

Comme je l’ai mentionné précédemment, il y a eu une discussion sur le Forum au sujet de ce que le non soi signifie. Et, dans le Madhyamaka, lorsqu’on parle de « non soi » , j’utilise ce mot comme abrégé afin de synthétiser la vue de Nagarjuna selon laquelle le soi ni n’existe  ou n’existe pas, ni les deux, ni l’un ni l’autre. Nous référons également à cette vue comme « au-delà des extrêmes » et « non dualiste », puisque la vue de la Voie du Milieu de Nagarjuna va au-delà des extrêmes dualistes. Et nous devrions toujours nous rappeler que cette « vue » de la vacuité est en fait une non vue qui va au-delà de toutes les vues. Comme Nagarjuna le dit lui-même : « Le sage ne devrait pas même demeurer au Milieu ». Comme Rinpoché le soulignait, nous pouvons essayer d’en parler mais c’est si paradoxal que cela va très vite au-delà du langage et des pensées de notre compréhension rationnelle. Comme nous en avons discuté la semaine 1, la seule façon dont nous pouvons vraiment comprendre la vacuité est la méditation. En parler rend les choses plus compliquées. Et comme nous l’avons vu plus tôt, si vous regardez le Paradoxe du menteur ou le Théorème de Gödel, vous verrez que le langage, les concepts dualistiques et les descriptions rationnelles ne tiennent plus à un certain moment. Elles ne suffisent pas pour décrire ou nous mener à l’état de non dualité.

page 38

Les Shravakas et les pratyekabuddhas comprennent-ils la vacuité des phénomènes ?  [t = 1:30:30]

Vient ensuite le second point, celui de « la compréhension supérieure de son propre objet ». « Supérieure », c’est-à-dire :

  • (2) Supérieure : Nous parlons ici du degré de compréhension qu’ont les shravakas et les pratyekabuddhas de l’absence d’existence réelle des phénomènes. Comment pouvons-nous dire que la compréhension de la vacuité des phénomènes est supérieure dans le Mahayana ?

Nous savons que les shravakas comprennent la vacuité du soi de la personne, sinon ils ne pourraient atteindre le nirvana. Mais s’ils comprennent également la vacuité des phénomènes, alors on pourrait demander pourquoi on aurait besoin du chemin du Mahayana, car c’est là que tout ceci est enseigné. Bhavaviveka, l’un des premiers commentateurs du Mulamadhyamakakarika de Nagarjuna avance l’argument que c’est parce que les shravakas s’intéressent uniquement au nirvana et ne portent pas attention à la vacuité des phénomènes. Mais Chandrakirti n’est pas d’accord avec ceci et dit que non, s’ils atteignent le nirvana et comprennent la vacuité du soi alors ils doivent aussi comprendre certain aspect de la vacuité des phénomènes. La raison en est qu’ils doivent comprendre la vacuité des cinq agrégats qui constituent le soi. Et en effet, le Bouddha enseigna cela.

Dans le Phena Sutta, l’un des Pali suttas, il y a un célèbre vers qui décrit la vacuité des phénomène :

« La Forme est comme une boule de mousse; les sentiments, des bulles ; les perceptions, des mirages ; les fabrications, un bananier ; la conscience, un tour de magie – ceci a été enseigné par Parent du Soleil. Cependant si vous les observez, si vous les examinez de façon appropriée, ils sont vides, nuls à quiconque les voit de façon appropriée (…) C’est ainsi : il s’agit d’un tour de magie,  des balbutiements d’un idiot. On dit qu’il s’agit d’un assassin. On ne trouve ici aucune substance. »
[SN 22.95]

Si vous vous demandez pourquoi il est dit qu’il s’agit d’un assassin, cela vient d’un autre Pali sutta, le Yamaka Sutta, dans lequel le Bouddha raconte l’histoire d’une personne qui connaît des riches propriétaires  et veut voler leur argent ; il se propose alors comme serviteur, gagne leur confiance et puis les tue. Après avoir raconté l’histoire, le Bouddha demande à Yamaka : « N’est-il pas vrai que, bien que cette personne était un assassin, les propriétaires ne le connaissaient pas en tant qu’assassin ?» yamaka répond oui, et le Bouddha continue en comparant cette histoire à la façon dont on confond notre corps et notre soi :

« De la même manière, une personne non éduquée, ordinaire – qui ne prête pas attention aux nobles personnes, n’est pas très encline ou disciplinée dans son Dhamma ; celui qui n’a pas d’égard pour les hommes intègres n’est pas enclin ou discipliné dans son Dhamma – il pense que la forme (le corps) est le soi, ou que le soi possède la forme, ou que la forme est dans le soi, ou que le soi est dans la forme. »
[SN 22.85]

Ce qu’il dit est que, lorsqu’on en vient à ces vues erronées sur le soi, et en particulier à la façon dont le soi et le corps sont reliés – nous y viendrons plus tard avec le célèbre exemple du chariot – l’attachement à ces vues erronées est considéré comme nous induisant en erreur tout comme l’assassin se présentait comme un fidèle serviteur. Nous y attribuons un caractère solide mais en réalité, comme le dit le Bouddha, c’est un tour de magie. Ce sont les balbutiements d’un idiot. On ne trouve ici aucune substance.

Vimalakirti Sutra (KF) illustration - empty blue Buddhas

Vous avez peut-être vu qu’il y a une nouvelle et magnifique traduction du Vimalakirti Sutra (Le Soutra de l’Enseignement de Vimalakirti), qui est considéré comme le joyau de tous les soutras du Mahayana, sur le site de la Fondation Khyentse. Il s’agit de la nouvelle traduction de Robert Thurman, en téléchargement libre, qui contient également une formidable introduction rédigée par Rinpoché et quelques magnifiques illustrations.  On y trouve une section (page 114 sur le PDF) qui présente la vacuité du corps d’une façon très similaire au Phena Sutta :

« Ce corps est comme une balle de mousse, qui ne supporte aucune pression. C’est comme une bulle d’eau, qui ne dure pas très longtemps. C’est comme un mirage, né de la faim des passions. C’est comme le tronc d’un bananier, il est creux. Hélas ! Ce corps est comme une machine, un entrelacement d’os et de tendons. Il est comme une illusion magique, faite de tromperies. Il est comme un rêve, une vision irréelle. Il est comme une réflexion, le reflet des actes du passé. Il est comme un écho, dépendant des conditions. Il est comme un nuage, soumis aux turbulences et à la dissolution. Il est comme un éclair, instable et se désagrégeant à chaque instant. »

Un autre exemple classique est la section finale du Soutra du Diamant (section 32), dans laquelle on trouve la fameuse citation :

« Tous les phénomènes conditionnés
Sont comme un rêve, une illusion, une bulle, une ombre,
Comme la rosée ou un éclair ;
C’est ainsi que nous devons les percevoir. »

Ce faisant, nous venons donc de parler de la façon dont la compréhension de la vacuité des phénomènes est supérieure dans le Mahayana car, quoique dans le Shravakayana nous comprenons que les phénomènes sont vides et sans existence réelle – de la façon qui vient d’être décrite, dans le Mahayana, non seulement nous établissons leur absence d’existence réelle mais nous allons aussi au-delà des quatre extrêmes. Ils n’ont pas d’existence, ni n’ont pas d’existence, ni les deux, ni l’un ni l’autre.  Et le Mahayana enseigne également sur les paramitas, la compassion etc. De ce fait, donc, c’est supérieur.

(3) La compréhension : Finalement, nous arrivons page 41 au troisième aspect de « la compréhension supérieure de son propre objet », à savoir la compréhension. L’enseignement du Mahayana est dit être supérieur parce qu’il est plus clair, plus vaste et plus complet. Ici, à nouveau, nous disons donc que la vacuité enseignée dans le Shravakayana est réduite et limitée, tandis qu’ici dans le Madhyamika nous parlons de 20 différentes sortes de vacuités, lesquelles réfutent les quatre extrêmes.

page 42

Définir l’ignorance et la sagesse  [t = 1:35:58]

Je voudrais parler brièvement de l’ignorance. On parle beaucoup de la sagesse, qui est l’opposé de l’ignorance, c’est un mot difficile et qui peut prêter à confusion pour beaucoup d’entre nous lorsque nous abordons ces enseignements pour la première fois, car la compréhension standard du mot « ignorance » est « ne pas savoir quelque chose »  ou « ne pas être informé ». Voici la définition que le dictionnaire en donne:

Ignorance : absence de connaissance ou d’information.
Synonymes : incompréhension,  méconnaissance, inconscience, inexpérience, manque de connaissance, manque d’information.

Si nous regardons la définition de la sagesse, c’est un peu mieux car il y a plus d’expérience et un meilleur jugement mais l’idée est toujours que l’expérience est source de sagesse, parce que vous en savez plus :

Sagesse : qualité provenant de l’expérience, du savoir et d’un bon jugement ; être sage.
Synonymes : sagacité, intelligence, sens, sens commun, perspicacité, astuce, pertinence, jugement, prudence, circonspection.

Certains de ces aspects plus relatifs de la sagesse sont très pertinents pour notre pratique, comme celle du Noble Octuple Sentier, qui est également la mise en application, dans le monde relatif, d’un comportement sage. Mais à présent que nous sommes en train d’établir la vue, lorsque nous parlons de sagesse, nous parlons du résultat de l’élimination. Nous voulons éliminer notre ignorance et nos voiles. De même, le mot Tibétain pour Bouddha, Sangye, signifie « qui a purifié ». Nous louons le Bouddha  d’être éveillé. Être éveillé signifie l’absence de sommeil. Nous ne le louons pas pour sa puissance ou sa beauté ou d’autres choses du même ordre.  Il y a une bonne explication du terme avidya (ignorance) sur Wikipedia, où il est écrit :

« Le terme avidya est expliqué de différentes façons et selon des différents niveaux dans les différents enseignements ou traditions Bouddhistes. Au niveau le plus fondamental, il s’agit de l’ignorance ou de l’incompréhension de la nature de la réalité, plus spécifiquement des doctrines de la nature du non Soi et de la coproduction conditionnée. Avidya n’est pas un manque d’information, énonce Peter Harvey, mais une « perception erronée de la réalité plus profondément ancrée » . Gethin définit Avidya comme une « conception erronée positive » , pas une simple absence de connaissance. C’est un concept clé dans le Bouddhisme, dans lequel l’avidya quant à la nature de la réalité est considérée comme la racine même du samsara, et non comme un manque, une privation (« sans» ). L’élimination de cette Avidya permet de surmonter Dukkha.»

Comme Rinpoché le dit, ce n’est pas qu’on n’en sait pas assez. C’est que notre connaissance est erronée. Nous avons construit une illusion, une hallucination, un mirage – nous voyons quelque chose là, nous postulons que quelque chose existe, alors que cette chose n’est pas là.

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Dualisme et non dualité   [t = 1:38:35]

Ceci nous amène à la non dualité. Nous sommes habitués aux distinctions dualistes quotidiennes telles que bien et mal, beau et laid etc. Et celles-ci sont également comprises dans les conceptions et les caractéristiques de tsendzin. Oui, nous savons qu’il n’y  pas vraiment de sens à parler d’une personne dont la beauté existe réellement. Si une personne a la caractéristique d’une beauté existant réellement, alors tout le monde devrait le ou la considérer beau ou belle de la même façon. Rappelez-vous, nous définissons l’existence réelle comme le fait d’être indépendant de causes et de conditions s’il y avait donc une telle beauté réellement existante alors tout le monde pourrait en faire l’expérience de la même façon. Mais nous savons bien que la Beauté est une question de perception. Nous tous ne percevons pas les gens de la même façon. Nous savons que la beauté n’existe pas réellement et nous savons que ce type de conception dualiste ne fonctionne pas.

Mais dans le Madhyamaka, la compréhension de la non dualité est encore plus fondamentale, car nous ne disons pas simplement que les objets n’ont pas de caractéristiques dualistes réellement existantes, telles que beau et laid. Nous disons qu’il n’y a pas initialement d’entités solides séparées telles que sujet et objet. Comme le dit Rinpoché,  lorsque nous sommes pris dans le dualisme, nous « séparons le sujet et l’objet ». Certains d’entre vous ont demandé ce que l’on entendait par dualisme, et c’est ce que ça signifie.

Bob Kegan

Dépasser le sujet et l’objet   [t = 1:39:37]

C’est un fait intéressant, il y a ici de réels recoupements avec une grande part de la tradition occidentale. Je voudrais tout particulièrement attirer votre attention sur le travail de Bob Kegan, Professeur en Apprentissage  Adulte et en Développement Professionnel à Harvard, qui est un grand spécialiste dans le développement des adultes. Il y a une formidable citation d’un article, « Epistémologie, le quatrième ordre de la conscience et la relation Sujet-Objet » (épuisé), dans lequel Kegan parle du développement au cours du cycle de la vie humaine, et comment cela est lié au dualisme et à toute cette notion de sujet et d’objet :

« Nous partons d’un état dans la petite enfance dans lequel il n’y a absolument aucune distinction entre sujet et objet, parce que la connaissance de l’enfant est entièrement subjective. Il n’y a pas de « pas moi », pas d’intériorité face à une extériorité.  Il n’y a pas, par exemple, de distinction  entre la source de l’inconfort provoqué par une lumière vive ou par la faim. Il n’y a pas de distinction entre le soi et l’autre. »

Comme vous le savez sans doute, dans les premiers mois qui suivent la naissance, un nourrisson ne sait pas que ses mains et ses pieds sont les siens. Il peut à peine se distinguer lui-même de sa mère. Kegan poursuit :

« L’état ultime et final de cette histoire – de ce processus de passage progressif et qualitatif à de plus en plus de relation de sujet à objet – (…) »

Nous pourrions ajouter ici, entre parenthèses, que le triomphe de la rationalité et de la tradition de l’Eveil en occident avait affaire avec une vue globale basée sur la science et l’objectivité. A nouveau, il s’agit de comment on passe de la subjectivité (et irrationalité) à l’objectivité (et rationalité). Comme Kegan le dit, à mesure qu’on passe graduellement à plus de relation de sujet à objet, nous aboutissons :

« (…) à un état dans lequel la distinction sujet-objet prend à nouveau fin, dans un mouvement opposé aux premières minutes de la vie. Vous savez, dans les années 60, Alan Watts aimait dire que son enfant était un bouddha. Mais ceci révélait un profond malentendu. Il y a deux façons différentes pour sortir de la division sujet-objet. L’une est d‘être entièrement sujet sans objet – ce qu’était l’enfant de Watts. Et l’autre est de vider totalement le sujet dans l’objet de manière à ce qu’il n’y ait plus aucun sujet – c’est-à-dire que votre regard au monde ne se fait depuis aucun poste d’observation qui y soit extérieur. Vous avez alors la perspective du monde. Ceci est le Bouddha. Il y a une énorme différence entre l’absence de dualisme du nourrisson et l’absence de dualisme du Bouddha. »

[Note: Kegan utilise « adualisme »  au lieu de « non dualisme »  dans son oeuvre]

Bubble chamber

Vacuité, non dualité et coproduction conditionnée  [t = 1:42:28]

Certains d’entre vous ont demandé comment on peut distinguer la vacuité, la non dualité et la coproduction conditionnée, l’interdépendance etc. Ce sont là tous des termes que nous allons beaucoup rencontrer, et nous en développerons une meilleure compréhension dans les semaines à venir – mais, très brièvement :

  • La vacuité : nous allons ici suivre la compréhension de Nagarjuna, celle où nous utilisons le terme « vacuité »  pour référer à la vacuité de la vacuité, qui n’est ni n’existence, ni la non existence, ni les deux, ni l’un ni l’autre ; qui n’est pas même se positionner au Milieu. Elle réfère à la vérité ultime.
  • La non dualité : Elle est aussi au-delà du sujet et de l’objet, quoique comme vous l’avez vu dans la citation de Kegan, il y a une façon de comprendre qui est nettement plus celle du Bouddha, et une autre façon, qui pourrait être une totale subjectivité, et qui n’est pas ce que nous recherchons ici. Cela conduit simplement à un narcissisme complet. Il est aussi intéressant de noter, si l’on revient aux Pali suttas que nous avons cité précédemment, que Thanissaro Bhikkhu parle, dans son commentaire, de la vacuité comme étant l’attribut d’un objet. Les Pali suttas énoncent des  propos comme « L’œil est vide, le nez est vide, l’oreille est vide… » etc. Mais d’un point de vue Mahayaniste, ceci est toujours considéré comme dualiste car nous distinguons encore un phénomène (un objet) qui a pour attribut d’être vide. Par exemple, nous distinguons toujours une oreille – cela est tsendzin, une caractéristique, une étiquette, une « chose »   que nous appelons une « oreille » . Et même si nous disons que c’est vide, il y a toujours une relation sujet-objet. La non dualité dont nous parlions dans le Mahayana diffère de la compréhension Shravakayana de la vacuité en tant qu’attribut des cinq agrégats. Cela nous aiderait donc d’avoir une meilleure idée des raisons pour lesquelles la compréhension Mahayana de la vacuité des phénomènes est considérée comme supérieure à la compréhension Shravakayana.
  • La coproduction conditionnée : Nous parlons à présent des phénomènes conventionnels et de la façon dont les choses apparaissent et émergent au monde. Il s’agit d’une discussion de vérité relative, et comme nous considérons la façon dont les choses fonctionnent dans le monde relatif, nous savons que tout est interdépendant. Nous ne sommes pas capables de démêler la complexité des relations de cause à effet de l’espace et du temps qui caractérisent notre monde phénoménal. Nous y reviendrons à la semaine 6.

page 43

Comme le dit Rinpoché, il n’y en fait qu’une ignorance – à savoir saisir les phénomènes comme ayant un soi réellement existant. Cependant, nous pouvons diviser cette ignorance en la saisie du soi de la personne et la saisie du soi des phénomènes afin, dans ce texte, de réfuter les vues erronées et établir la vacuité. Précisément, Chandrakirti établira la vacuité en deux étapes. Tout d’abord, de la façon dont tous les véhicules la comprenne, Shravakayana et Mahayana inclus. Ensuite, de la façon dont c’est exclusivement compris au sein du Mahayana, soulignant les différentes façons dont le Mahayana enseigne la « compréhension supérieure de son propre objet » dont nous avons parlé précédemment.

Mais cela est pertinent pour nous, spécifiquement lorsque nous arriverons à la semaine 5 à la réfutation de la saisie du soi de la personne, tout comme une grande partie de la philosophie contemporaine de l’esprit, la philosophie de la conscience, la phénoménologie aborde ce sujet. Et en effet, il y a un intense débat sur ces sujets de nos jours, dont vous avez peut-être entendu parler si vous avez suivi l’une des conférences « Mind and Life » , dans lesquelles le Dalaï Lama a rencontré les principaux neuroscientifiques. Il y a de nombreuses discussions concernant la façon dont on pourrait élargir les méthodes de « la troisième personne objective » aux expériences de la conscience de la première personne. Cela fait-il seulement sens ? Il y a des débats très intéressants sur ce que tout cela signifie et nous serons mieux en mesure de les comprendre à la lumière de notre compréhension de la dualité.

Mais, comme Rinpoché le dit, si vous regardez lequel est le plus important, le soi des phénomènes est plus conséquent que le soi de la personne, car la personne est juste un phénomène. Il est donc possible d’abandonner la saisie du soi de la personne, comme cela se passe sur le chemin du Shravakayana, et néanmoins garder une saisie du soi des phénomènes. C’est donc la raison pour laquelle nous disons que la voie du Mahayana, la voie du Madhyamaka, est supérieure.

1:9-1:15

page 45

Le Premier Bhumi : la Générosité  [t = 1:46:11]

Nous passons à présent aux qualités des paramitas même, en commençant au vers 9, qui parle de la paramita de la générosité. La plupart de ces vers sont vraiment simples.

1:16

page 49

Qu’est ce qu’une paramita?  [t=1:46:19]

Je voudrais dire quelques mots sur le vers 16, dans lequel Chandrakirti définit ce qui peut être appelé une paramita. Cela est semblable à la discussion que nous avons eu précédemment sur qui peut-on vraiment appeler un bodhisattva. Il définit ici le terme paramita comme ayant le sens d’être « allé au-delà » , et donc la paramita n’existe même pas sur le premier bhumi car, comme nous l’avons vu, c’est seulement plus tard que nous allons « au-delà ».

  • La paramita transcendante de la générosité : Lorsqu’on est généreux sans aucun concept de don, d’un donneur et d’un destinataire, il s’agit de l’authentique paramita ou de la vertu transcendante de la générosité.  Il n’y a pas de sujet, ni d’objet ou de destinataire – c’est exactement une perspective non duelle, une perspective qui est au-delà de tsendzin et au-delà de la dualité.
  • La paramita ordinaire de la générosité : C’est lorsque vous êtes toujours attaché au sujet, à l’objet et à l’action comme étant réels. Vous avez toujours des dendzin. Cela correspond aux bodhisattvas qui sont toujours sur le chemin ou aux êtres comme nous.
  • La générosité mondaine : Il s’agit simplement ici d’une personne bonne, qui est, par exemple, généreuse avec ses amis etc. Mais comme nous l’avons vu précédemment, même si vous êtes généreux, si vous n’avez pas encore fait ce choix, pris l’engagement que toutes vos actions soient dédiées à l’éveil de tous les êtres, alors on ne peut même pas considérer cela comme une paramita ordinaire. Pour que cela puisse être considéré comme une paramita ordinaire, vous devez au moins être un bodhisattva tel que défini par vos actions. En d’autres termes, vous devez avoir dépassé la simple aspiration de pratiquer la bodhicitta, l’idée de vous engager vous et pour toute votre vie – toutes vos actions, vos objectifs, votre histoire – à l’éveil de tous les êtres.
1:17

page 49

Pourquoi ne pouvons-nous pas simplement pratiquer ? Pourquoi devons-nous étudier la vue ?  [t = 1:48:25]

J’évoque ceci parce que, lorsque nous posons des questions comme « Pourquoi ne pouvons-nous pas simplement pratiquer ? Pourquoi devons-nous passer tout ce temps à établir la vue ? A quoi ça sert ? » … Et bien, vous pouvez commencer à voir à présent  que si vous n’avez pas la vue, vous finissez simplement par pratiquer l’habituelle générosité mondaine.  Vous n’atteignez même pas la générosité ordinaire, et encore moins la paramita transcendante. Vous aurez juste des actes sans aucune sagesse. Et aussi longtemps que vous agissez selon vos tendances habituelles, vous n’accumulerez aucun mérite. En d’autres mots, vous ne faites rien qui favorise ce lent mouvement, le changement graduel, goutte après goutte, de vos habitudes et qui, à un certain point, vous mène à un changement soudain, à un éclair de lucidité, puis à l’éveil.

2:1-5:1

pages 50-63

Chapitres 2 et 5 : la discipline, la patience, la diligence & la méditation  [t = 1:49:13]

Les chapitres restant sur les cinq premiers bhumis sont le chapitre 2 sur la discipline, le chapitre 3 sur la patience, le chapitre 4 sur la diligence et la chapitre 5 sur la méditation. Ils sont tous relativement simple. S’il y a quoique ce soit qui ne soit pas clair, n’hésitez pas à poser vos questions – mais je pense que vous allez les trouver facile à comprendre.

6:1-6:3

page 64

Chapitre 6: quelles questions posons nous?  [t = 1:49:33]

Nous passons ensuite au Chapitre 6. Les sept premiers vers sont assez simples. Le travail sérieux commence la semaine prochaine au vers 8. Dans ces premiers vers, Chandrakirti parle un petit peu de la sagesse. Il dit, dans les deux dernières lignes du vers 1 :

(6:1cd)  Voyant l’essence de la coproduction conditionnée,
Le bodhisattva demeure dans la sagesse, atteignant ainsi la cessation.

Comme le commentaire l’énonce, ceci soulève deux questions, qui seront donc les sujets qui nous intéressent pour le reste du Chapitre 6 – lequel concerne la majeure partie de l’enseignement donné sur les quatre années. Ceci nous occupera jusqu’à la semaine 6 du programme. Et ces questions sont :

  • Lorsque nous parlons de la coproduction conditionnée, de quoi parlons-nous ?
  • Lorsque nous parlons de « la sagesse qui connaît la coproduction conditionnée », nous parlons de quelque chose qui est « connu »  par la sagesse, ce qui semble supposer qu’il y ait une expérience de la subjectivité. Comment devons-nous donc comprendre cette sagesse, ce « connaisseur », alors que nous sommes dans la non dualité ?

Nous développerons donc notre compréhension de ce qu’est la coproduction conditionnée, de comment les choses fonctionnent dans ce monde. Puis de quelle est la sagesse qui comprend cela. Ce sera notre principal sujet.

6:4-6:7

pages 66-68

6:4-6:7 / page 66

A qui la vacuité doit-elle être enseignée ?  [t = 1:50:50]

Les vers 4 à 7 sont également importants. Il y est question de la personne qui devrait être le réceptacle de cet enseignement, en d’autres termes de la personne à qui la vacuité doit être enseignée. Le vers 4 propose une image magnifique :

(6:4) Même un être ordinaire peut, lorsqu’il entend parler de la vacuité,
Sentir croître en lui, encore et encore, une immense joie,
Au point que des larmes lui viennent aux yeux,
Et que ses poils se hérissent sur tout son corps.

Donc, oui, si on est le genre d’étudiant qui, lorsqu’il entend cet enseignement sur la vacuité et la Voie du Milieu, a les larmes aux yeux et les poils qui s’hérissent, alors, assurément, on devrait nous donner les enseignements complets sur la vacuité de la personne et la vacuité des phénomènes. Si on va un peu plus en détails, on peut dire qu’il y a trois sortes d’étudiants, trois sortes de personnes avec des profils et des besoins différents :

  • Les personnes dont les croyances philosophiques sont cohérentes : Le premier type de personne est une personne qui n’est pas Bouddhiste mais qui a d’autres vues philosophiques ou religieuses. Par exemple, une personne qui croit en la Chrétienté ou l’Hindouisme, ou bien autre chose. En ce qui les concerne, on peut leur enseigner le Madhyamaka. Nous pouvons les intéresser à la logique et au raisonnement, réfuter leur vue et établir ensuite la vue du Madhyamaka, qu’ils peuvent alors pratiquer. Cependant, comme Rinpoché l’a souligné, c’est un petit peu difficile pour beaucoup de personnes dans le monde moderne, surtout ceux qui sont influencés par les croyances New Age, car ils n’ont pas nécessairement une vue solide et cohérente.  Ça ressemble plutôt à un méli-mélo de différentes choses mélangées les unes aux autres. Mais, néanmoins, si quelqu’un a une philosophie cohérente, si des personnes ont des vues solides, on peut leur enseigner le Madhyamaka.
  • Les débutants : Le second type de personne est un débutant, quelqu’un qui n’a pas de vue philosophique sur le monde Mais le critère ici est que ces personnes soient sensibles à la peur et à la honte d’agir mal, en d’autres mots, qu’elles aient un sens moral de base. En ce qui les concerne, on enseigne le chemin progressif. On commence par l’entraînement de l’esprit et lojong. On enseigne shamatha et vipassana. On enseigne la bodhicitta. Et puis, éventuellement, après qu’elles aient établi les fondements de l’étude et de la pratique, on leur enseigne le Madhyamaka.
  • Ceux qui se sont éveillés dans la famille du Mahayana : Le troisième type d’étudiant est une personne qui s’est déjà éveillée dans la famille du Mahayana. Ce type de personne n’a pas besoin d’être convaincue par la logique car elle adhère déjà à la vue. Ces personnes n’ont pas besoin des enseignements fondamentaux. En ce qui les concerne, on peut donc leur enseigner directement la vacuité.

Jean-Paul Sartre

Eviter le nihilisme et l’éternalisme dans l’étude et la pratique de la Voie du Milieu  [t = 1:52:59]

Comme Rinpoché nous le rappelle souvent, il y a un écueil possible ici. Si nous voulons faire attention à nous, nous ne devrions pas enseigner le Madhyamaka à des personnes qui n’ont pas de solide fondation car ils peuvent facilement confondre les enseignements avec des enseignements sur le nihilisme. En d’autres termes, ils peuvent comprendre la vacuité comme la négation du soi et ne pas réaliser que le soi est de façon ultime au-delà des quatre extrêmes de l’existence, de la non existence, des deux, de ni l’un ni l’autre, et que le soi se manifeste relativement et fonctionne comme un tour de magie. Comme nous l’avons vu la semaine dernière, lorsque ces enseignements ont d’abord été traduits en Occident au 19ème et au 20ème siècles, les gens ont pris les enseignements de la Voie du Milieu comme une forme de nihilisme. Ils ont pensé que les enseignements sur le non soi disaient que rien n’existe, ce qui n’est bien évidemment pas ce que nous disons. Mais si vous n’avez pas les fondements de ces enseignements, si vous n’avez pas suffisamment pratiqué la pleine conscience et la bodhicitta, vous risquez de tomber dans une sorte de dépression lorsque vous allez entendre qu’il n’y a pas de vérité. Qu’il n’y a pas de soi. Qu’il n’y a pas de but ultime. Que la vie n’a finalement pas de sens. C’est tout à fait ce qui s’est passé pour les personnes qui ont mal interprété l’existentialisme. Car elles ont conclu qu’il n’y avait pas de vérité, qu’il n’y avait pas de sens à la vie, que Dieu était mort – beaucoup d’existentialistes se sont retrouvés être des nihilistes, qui n’ont pas simplement écrit sur le suicide mais se sont vraiment suicidés. Il est donc très important de ne pas développer une interprétation nihiliste de la vacuité.

Et bien sûr, tomber dans l’autre extrême est aussi un risque. On peut devenir éternaliste. On peut commencer à se sentir très fier de sa compréhension. Mais c’est moins probable, je pense – quoique dans le bhumi de la discipline, au vers 3 du Chapitre 2, il y a une très bonne citation qui dit que si vous ressassez combien votre discipline est pure, ce n’est pas une discipline pure. Si nous commençons à développer une relation sujet-objet avec notre discipline et si nous commençons à nous y attacher, nous ne pratiquons plus la non dualité. Comme beaucoup d’entre vous, j’en suis sûr, l’ont lu, Chögyam Trungpa Rinpoché a parlé et écrit au sujet du « matérialisme spirituel », l’idée que si nous ne faisons pas attention, notre chemin du Dharma peut devenir un simple ornement de notre ego. Nous pouvons commencer à faire preuve d’orgueil et à nous attacher à notre identité de bon pratiquant, ce qui devient alors un autre obstacle dont nous devons nous débarrasser.

C’est vraiment très important que nous ne devenions pas nihilistes sur le chemin, et particulièrement avec ces enseignements de la Voie du Milieu sur la vacuité. Mais il est aussi important que nous ne devenions pas éternaliste. Prenez juste conscience du risque. Oui, si vous êtes le genre de pratiquant qui êtes très enthousiaste au sujet de ces enseignements et que vos poils se hérissent, c’est formidable, mais ne cherchez pas à construire votre identité autour de cela. L’identité que vous voulez est celle du bodhisattva, quelqu’un qui va au-delà de tout ceci.  Rappelez vous de là où nous avons commencé ce soir : le radeau a pour fonction de nous faire traverser, ne nous y accrochons pas.

Mañjushri-Nama-Samgiti (Himalayan Art) 512px

La pratique  [t = 1:55:53]

Nous allons terminer l’enseignement de cette semaine là-dessus et je vais vous quitter en vous donnant quelques conseils de Rinpoché. Au vers 8 du Chapitre 6, nous commencerons avec toute la logique et le raisonnement, et c’est vraiment là que les choses se corsent. Si nous revenons à l’analogie du Voyage du héros, c’est lorsque nous passons le seuil du monde ordinaire et entrons dans ce monde étrange d’abstraction et de logique, lorsque nous discuterons de la vérité ultime. Et parce que ce seuil est considéré comme un seuil important à franchir, une grande étape, ils font, dans les shedras et les monastères où cela est enseigné traditionnellement, une grande cérémonie avant de commencer le vers 8.  Rinpoché a dit que cela serait auspicieux pour nous de faire quelque chose de similaire. Je vous encourage donc tous, à partir de ce soir jusqu’à la semaine prochaine, de vous dédier à vos pratiques avec l’aspiration particulière que vous puissiez comprendre ces enseignements et le reste du Chapitre 6 sur lequel nous sommes sur le point de nous embarquer, afin que vous puissiez le mettre en pratique et aider tous les êtres à s’éveiller. Nombreux parmi vous ont fait la demande d’avoir plus d’éléments de pratique sur le site ; si vous allez sur la page Pratique, vous verrez que j’ai ajouté quelques pratiques que vous êtes invités à utiliser. Vous pouvez chanter le Soutra du Cœur et la Mañjushri-Nama-Sagiti, et vous trouverez également les instructions de Jamyang Khyentsé Wangpo sur la façon de pratiquer le Mañjushri-Nama-Sagiti. Si vous avez d’autres pratiques, quels que soient ces pratiques, je vous encourage vraiment à accumuler du mérite afin que nous soyons prêts la semaine prochaine à franchir ce seuil et à commencer notre aventure. Là-dessus, Je vous remercie infiniment. Je vous souhaite une très bonne semaine et je vous donne rendez-vous la semaine prochaine.


© Alex Trisoglio 2017
Traduit par Antoine Durandet, Pauline Gratton et David Hykes