Alex Li Trisoglio
Semaine 1: Introduction à la vue de la Voie du Milieu
Semaine 1: Introduction à la vue de la Voie du Milieu
Alex Li Trisoglio, 7 juin 2017
Traduit par Pauline Gratton
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Bienvenue à cette « Présentation de la Voie du Milieu », à la fois à vous tous qui êtes présents et à un plus grand nombre qui écoutera les enregistrements. Je souhaite tout d’abord vous remercier tous de vous être inscrits et souligner qu’il est très auspicieux que nous soyons si nombreux à nous intéresser à ces enseignements. Plus de 1450 personnes de 54 nationalités différentes se sont inscrites, et je me disais que c’est un agréable après-midi d’été, et que, comme Rinpoche le dit souvent, il y a tant d’autres choses que nous pourrions faire de notre temps… Mais nous sommes là à écouter ces enseignements ardus et théoriques. Et plus encore pour ceux d’entre vous situés ailleurs sur le globe et qui écoutent au petit matin ou en pleine nuit. Je souhaite juste vous remercier et je considère le fait que vous soyez tous là comme très auspicieux.
Quelques remarques administratives : il est possible d’écrire vos questions, comme certains d’entre vous sont déjà en train de le faire, mais comme vous êtes très nombreux, je ne sais pas à combien de question je serai en mesure de répondre pendant la conférence en ligne. N’hésitez pas à les poser ici, ou encore mieux sur le site. C’est le deuxième point. Le site madhyamaka.com sera notre principal outil de communication pour les huit prochaines semaines. Je vous encourage tous à le parcourir si vous ne l’avez déjà fait ; j’y mettrai les enregistrements, fichiers à télécharger, des références de lecture; il y aura la possibilité de poser des questions et nous aurons des groupes de discussion. N’hésitez pas à vous en servir et donnez-moi votre opinion sur ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, ou sur ce que vous aimeriez y trouver d’autre.
Je dois vous dire la raison pour laquelle je suis là, la raison pour laquelle j’ai quoique ce soit à vous offrir : cela est dû à Dzongsar Khyentse Rinpoche. Je voudrais donc commencer par remercier Rinpoche pour avoir à la fois rendu cette opportunité possible et pour m’avoir enseigné ces enseignements par trois fois. Il me les a enseignés sur 3-4 ans en France, à San Francisco et en Australie. Si j’ai acquis ces connaissances et si je suis à même d’enseigner quoique ce soit, c’est grâce à lui. Merci, Rinpoche. C’est quelque peu malaisé de me prosterner devant mon enseignant tout en ayant ce casque sur la tête mais si vous pouvez me visualiser en train de le faire, je devrais pouvoir me visualiser le faisant.
Je voudrais également rendre hommage à l’enseignement lui-même, le Madhyamakavatara. C’est un excellent enseignement sur la vue du Madhyamaka, l’un des plus grands des enseignements du Mahayana. Et nous avons très peu de temps pour parcourir ce vaste texte. Rinpoche l’a enseigné sur quatre années et il a dit que même ces quatre années revenait à le parcourir à toute vitesse en comparaison du rythme auquel c’était enseigné dans les shedras. En même temps, je reconnais qu’il est fondamental. Il est très important. Et nous n’avons pas tous le temps d’y consacrer quatre ans d’étude. J’avais donc très envie de proposer quelque chose de condensé et d’accessible ; nous pouvons, si cela vous intéresse, approfondir à la fois dans le Question/réponse sur le site et par la suite par des études plus poussées.
Merci également à ceux d’entre vous qui ont rempli le questionnaire. Ce n’est peut-être pas une surprise, ce que vous êtes nombreux à ressentir est que le Madhyamaka peut être très difficile, très académique, très éloigné de la vie de tous les jours. Ce qui peut être gênant pour nous, puisque nous entendons qu’il s’agit du fondement de notre chemin et de notre pratique. Et si c’est aussi quelque chose qui semble trop éloigné ou trop difficile, comment est-on supposé le mettre en pratique ? J’ai donc vraiment envie de vous fournir quelque chose d’accessible, de pratique et de pertinent. On va donc parcourir le texte, la logique et les arguments. Mais on se concentrera, les deux dernières semaines, sur la pratique et sur la façon d’appliquer ces enseignements dans la vie quotidienne.
Ça sera, je l’espère, accessible et pragmatique mais je ne suis pas sûr que ça sera facile pour autant. Et ce n’est pas tant que les enseignements eux-mêmes soient difficiles. C’est plus, comme Rinpoche le dit souvent, qu’ils vont contre nos habitudes. On a la forte habitude de s’accrocher au soi et aux phénomènes autour de nous. Donc, quand on étudie ces enseignements, qui nous disent que tous ces phénomènes et le soi lui-même n’ont pas de réalité substantielle, ça peut être difficile à accepter.
Vue rationnelle
Rinpoche raconte souvent l’histoire d’un enfant qui joue sur la plage à construire un château de sable. Il ou elle est totalement investi(e) dans la construction de ce magnifique château de sable, et puis la marée comment à monter. Et l’enfant devient de plus en plus contrarié quand l’eau commence à abîmer puis à détruire complètement le château de sable. Alors bien sûr, si nous étions les parents de cet enfant, nous verrions probablement la situation très différemment. Nous pourrions penser qu’il s’agit d’une merveilleuse journée passée à la plage où nous construisons des châteaux de sable avec notre enfant, reconnaissant et appréciant ce moment, et sachant pertinemment qu’il passe, qu’il est impermanent. Mais pour cet enfant, ce n’est pas l’expérience qu’il ou elle en a . De la même façon, Rinpoche dit qu’un peu plus tard dans nos vies peut-être, quand nous sommes devenus des adolescents, on aime le skateboard. A ce moment-là, ce qui est intéressant, c’est qu’on est moins intéressé par le château de sable ; maintenant, ce qui compte, c’est le skateboard. Et puis un peu plus tard on devient des adultes et on parle de nos maisons, de nos carrières. Plus tard encore on se rapproche de la retraite, et Rinpoche nous dit qu’alors on se préoccupe des napperons et des salières – ça m’évoque un peu les maisons de campagne anglaise !
Le fait est que le renoncement est au moins en partie naturel – un certain niveau de renoncement se fait naturellement à mesure que l’on avance en âge au cours de nos vies. On peut revenir un peu sur nos années passées, considérer tous nos attachements enfantins et prendre conscience comment on s’est fait avoir à chaque fois. Mais pour nous aujourd’hui, ça n’a plus tellement d’impact. Nous pouvons voir leur insubstantialité. Nous pouvons voir leur impermanence. Nous pouvons voir que le château de sable que nous construisions n’a pas de soi ou de réalité véritable, substantielle. Nous ne nous y attachons pas. Et cela, je dois dire, est peut-être une façon rationnelle de considérer la vue. Nous savons à un niveau rationnel qu’il n’y a pas, là, réellement de soi. Et dans nos moments de lucidité nous sommes capables d’observer nos émotions et de gérer nos réactions, mais pour la plupart d’entre nous, de temps à autre, on sera à nouveau contrarié. Tout comme l’enfant est contrarié quand il perd son château de sable, si on perd quelque chose qui compte pour nous ou si on casse quelque chose qui compte pour nous, on est à nouveau contrarié. Donc même si c’est rationnel, ça ne veut pas dire que ça soit facile à appliquer.
Au-delà de la vue rationnelle
Mais ce que nous allons étudier ici dépasse cela : il s’agit de la vue de la non-dualité. Cela va au-delà de ce qui est simplement rationnel ; cela nous amène à quelque chose de plus paradoxal, peut-être d’un peu étranger. J’aimerais vous donner quelques citations pour donner le ton.
Tout d’abord du Soutra du Cœur :
La forme est vide ; le vide est aussi forme. Le vide n’est autre que la forme ; la forme n’est autre que le vide. De la même façon, les sentiments, les perceptions, les formations et les consciences sont vides. Ainsi, Shariputra, tous les phénomènes sont vacuité. Il n’y a pas de caractéristiques. Il n’y a ni naissance ni cessation. Il n’y a ni impureté ni pureté. Il n’y a ni diminution ni augmentation.
Quand vous entendez cela, vous pensez probablement « c’est un peu bizarre. Quel sens ça a de dire qu’il n’y a pas d’impureté ni de pureté ? Ni naissance, ni cessation ? ». Ca ne correspond pas du tout à ce qu’on expérimente au quotidien.
A présent, un autre exemple : une histoire issue du Mumonkan (無門関, La Barrière sans porte), un recueil d’histoires Zen. Celle-ci s’intitule Le Bâton court de Shuzan:
Shuzan sortit son bâton court et dit : « Si vous appelez ça un bâton court, vous contredisez sa réalité. Si vous ne l’appelez pas un bâton court, vous l’ignorez. A présent, comment souhaitez-vous le nommer ? »
Le dernier exemple est tiré du Vajracchedika Sūtra (Le soutra du diamant), section 21 :
Subhuti, ne pense pas que le Tathagata considère « J’ai quelque chose à enseigner ». Ne pense pas même une telle chose. Pourquoi non ? Celui qui dit que le Tathagata possède un Dharma à enseigner diffame le Buddha car il ne comprend pas mon enseignement. Subhuti, en enseignant le Dharma il n’y a nul Dharma à enseigner. Cela est nommé enseigner le Dharma.
Alors comment sommes-nous sensés comprendre tout ceci ? Ca a l’air paradoxal, insensé, peut-être irrationnel. Et pourtant, quelque part, cela résonne. Nous savons qu’elles touchent quelque chose d’important. Et pourtant, c’est peut-être facile de se dire que c’est juste poétique et expressif. Mais j’espère qu’à la fin de nos huit semaines vous serez capables de comprendre ce dont il est vraiment question dans ces citations, de voir qu’il y en a en fait beaucoup plus que ça.
Comment étudier le Madhyamaka
Voici une autre histoire, également issue de la tradition Zen. Elle s’intitule Une tasse de thé. Vous devez être nombreux à la connaître.Nan-in (un maître Zen japonais sous l’ère Meijin (1868-1912)) accueillit un professeur universitaire venu l’interroger sur le Zen.
Nan-in servi le thé.
Le professeur le regarda déborder jusqu’à ce qu’il ne puisse se réfréner. « Cela déborde. Elle n’en contiendra pas plus ! »
« Tout comme cette tasse », dit Nan-in, « vous êtes empli de vos propres opinions et spéculations. Comment puis-je vous montrer le Zen sans que vous n’ayez au préalable vidé votre tasse ? »
Il s’agit là du célèbre esprit de débutant. Et bien sûr, lorsque nous étudions le Madhyamaka, c’est là notre aspiration, l’aborder avec ce même état d’esprit. Comme je l’ai déjà mentionné, c’est difficile car cela va remettre en question nos vues. Et nous prendrons conscience du fait que, quoique nous ne soyons pas des professeurs universitaires, nos tasses sont déjà pleines, particulièrement lorsqu’on en vient à la vue du soi. Si bien que ce que j’aimerais vous encourager à faire les huit prochaines semaines – compte tenu du fait que vous vous intéressez à cette série d’enseignements – est de vraiment remarquer lorsque vous trouvez cela difficile. Quand n’êtes-vous pas du tout d’accord ? Quand est-ce que vous vous sentez irrité ? Ou bien même quand est-ce que ça vous ennuie, vous fatigue et que vous ne vous y intéressez plus ? Car, comme Freud l’a dit, même l’ennui peut être le signe que vous êtes sur la défensive vis-à-vis de quelque chose.
Plus généralement, quelle sorte de motivation devrions-nous avoir en écoutant ces enseignements ? Oui, nous devrions idéalement commencer par vider notre tasse. Mais, par exemple, dans Le Chemin de la Grande Perfection, on parle traditionnellement de trois niveaux différents de motivation. Le niveau inférieur signifie qu’on s’intéresse aux enseignements par peur de la souffrance et parce qu’on aspire au bonheur. Le niveau intermédiaire est la recherche du nirvana pour nous-même. Et le niveau le plus élevé est la recherche du parfait éveil pour le bien de tous les êtres. Alors j’aimerais vous encourager si vous le pouvez à écouter avec cette motivation plus élevée, même si cela n’est que mental pour le moment. Tout du moins, je vous encourage d’essayer de ne pas aborder ces enseignements avec un état d’esprit étroit et universitaire. Comme Rinpoche le dit souvent, il ne s’agit pas d’écrire une thèse. Il ne s’agit pas d’être capable de mieux débattre ou d’argumenter. Il s’agit de nous permettre d’appliquer la vue dans notre propre pratique et sur note propre chemin. Comme Rinpoche le dit, nous allons rencontrer de nombreux arguments différents et de nombreux adversaires issus d’écoles philosophiques Bouddhistes ou non-Bouddhistes. Et si on peut situer ces écoles il y a des centaines ou des milliers d’années, et qu’on peut donc penser qu’elles exposent quelque chose d’ancien et d’inutile pour nous, comme l’a dit Rinpoche, essayez plutôt de vous y intéresser comme si ce qu’ils disent reflète un état d’esprit que vous pouvez trouver bien vivant dans vos propres schémas de pensée. Commencez par remarquer comment parfois vous adopterez des vues qui ressemblent étrangement à celles de certains de vos adversaires. Car si vous pouvez l’appliquer dans votre propre vie, à vous-même, peut-être que vous y porterez plus d’intérêt. Cela aidera.
Réalisant la vue
Si vous avez regardé le programme en ligne, vous avez peut-être remarqué que j’ai utilisé les images des Dix images du buffle (十牛, Dix buffles), issues également de la tradition Zen. Je les apprécie non seulement pour les images et les poèmes, en fait j’ai une connexion toute personnelle avec elles car j’ai rencontré Rinpoche, avant même d’avoir rencontré un enseignant du Dharma vivant, et ça a été l’une des premières choses que j’ai lue adolescent. Et elles ont donc une place spéciale dans mon cœur. Je pense qu’elles y ont planté une graine qui m’a mené au Dharma. Les Dix images du buffle ont une très belle fin, avec le sage sur une place de marché, ce qui est tout à fait le lieu où nous finirons par aller – nous et notre vue, cherchant comment nous pouvons la mettre en pratique dans notre vie de tous les jours, au travail et dans nos relations.
Mais comment l’histoire commence ? Je voudrais vous lire le texte du premier des Dix poèmes. Celui-ci s’intitule La quête du buffle :
1. La quête du buffleDans les pâturages de ce monde, j’écarte sans fin les hautes herbes à la recherche du buffle.
Suivant le cours de rivières sans nom, au gré d’interminables chemins dans les montagnes éloignées,
A bout de force et dans une grande lassitude, je ne puis trouver le buffle.
Dans la forêt, la nuit, je perçois seulement le chant des criquets.
Si vous connaissez ceci, vous connaissez sûrement le commentaire composé par Kuòān Shīyuǎn ; il écrit ceci :
Commentaire : Le buffle n’a jamais été perdu. Pourquoi le chercher ? J’échoue à le trouver seulement parce que je suis séparé de ma nature authentique. Dans la confusion des sens, j’ai même perdu ses empreintes. Loin de chez moi, je vois de nombreux carrefours, mais je ne sais quel chemin est le juste chemin. Avidité et peur, bien et mal m’entravent.
C’est probablement une expérience que nombreux d’entre nous connaissons bien. Ainsi est le tourbillon du samsara. Nous recherchons la vérité, notre vraie nature et le sens de la vie ; nous essayons de comprendre ce qui nous pousse à faire tout ce que nous faisons, et qui nous tient lié au samsara, mais aussi ce que nous devons réaliser pour atteindre la libération, pour nous-même et pour tous les êtres. La grande question de savoir ce que cela signifie et comment on trouve la vérité nous amène au sujet même de la philosophie.
Philosophie
J’aimerais vous dire quelques mots sur la philosophie en général avant qu’on ne parle de philosophie dans la tradition Bouddhiste. Car beaucoup de questions que traite le Madhyamaka sont des questions telles que « Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce que la réalité ? ». Et bien sûr, on applique ça ensuite à « Comment doit-on vivre ? » ? Ici, ce qu’il y a à comprendre c’est que si vous essayez de suivre une manière de vivre qui est basée sur quelque chose qui n’est pas vrai ou qui n’est pas réel, il est possible que vous rencontriez des difficultés. Pour ceux d’entre vous qui ont lu au préalable l’extrait de George Orwell, il souligne cela parfaitement.
En philosophie, on appelle la notion de ce qu’est la vérité « épistémologie » : l’étude de la connaissance, de la raison, de la rationalité des croyances. Les traditions occidentales et les traditions Bouddhistes sont quelque peu différentes ; dans la philosophie Indienne et dans la philosophie Bouddhiste, la tradition est appelée pramana, ce qui signifie « cognition valide ». Nous irons plus en profondeur à ce sujet lorsque nous étudierons certains débats. Et nous comprendrons certains des plus grands épistémologues Bouddhistes tels que Dignaga et Dharmakirti : ce qu’ils ont dit et comment leurs commentateurs successifs les ont interprétés. Certaines de ces interprétations de l’épistémologie fondamentale ont donné naissance à de nombreuses différences entre les deux écoles du Madhyamaka en Inde, au sujet desquelles les Prasangika et les Svatantrika s’opposèrent, et par la suite, lorsque le Madhyamaka arriva au Tibet, avec les quatre écoles tenants des positions différentes, par exemple, sur la façon d’interpréter Dharmakirti.
Nous allons donc nous intéresser à une part historique importante, et par la suite nous parlerons des deux vérités ; à nouveau, l’épistémologie sera le corps de cette discussion. Dans le Bouddhisme, nous acceptons généralement nos perceptions et nos déductions comme valides. Mais alors, quand est-ce que nos perceptions sont-elles valides ? Et quand ne sont-elles pas valides ? Quand pouvons-nous croire ce que nous voyons ? Quand pouvons-nous croire ce que nous pensons ? Nous allons aborder beaucoup de choses de ce genre.
J’aimerais dire quelques mots à propos de tout ce dont la philosophie Bouddhiste et la philosophie occidentale ont, en fait, en commun. Si vous en avez l’opportunité, une des pré-lecture que je vous suggère est l’Histoire de la philosophie occidentale de Bertrand Russel. C’est un ouvrage formidable, et il parle dans son introduction des deux différentes façons principales de considérer la vérité et la connaissance, dans la tradition occidentale tout du moins. Tout d’abord, nous avons la connaissance précise, que nous appelons dans la tradition Bouddhiste la cognition valide et, dans la tradition occidentale, la science. Lorsqu’on a des preuves sérieuses, on a des faits, on peut voir que quelque chose est là car nous pouvons le soumettre à un test. Et à l’autre extrême, nous avons le dogme à propos de ce qui est au-delà de la connaissance précise. Et les gens demandent souvent : « Est-ce que le Bouddhisme est une religion ? Est-ce que c’est une philosophie ? Quelle est sa position ? » Certains même de nos jours demanderaient : « Est-ce que c’est une science ? ». Pour ceux d’entre vous qui avez lu la pré-lecture de Donald Lopez, il y a là une question intéressante. Dans quelle mesure le Bouddhisme doit-il être considéré en termes scientifiques ?
Bertrand Russell énonce qu’entre la science et le dogme, il y a en fait une zone indéfinie, un grand « no man’s land » où la science ne peut nous donner de réponses. Et où, selon ses mots, « les réponses assurées des théologiens ne semble plus si convaincantes. » Il fait ainsi la liste de plusieurs questions philosophiques classiques, dont la plus pertinente pour nous est :
Y a-t-il une façon de vivre et une autre qui soit fondamentale? Ou toutes les façons de vivre sont-elles simple futilité ? Et s’il y a une façon de vivre qui est noble, en quoi consiste-telle ? Comment pouvons-nous l’accomplir ?
Et, par exemple :
Le Bien doit-il être éternel pour être apprécié ? Vaut-il même la peine de le rechercher si l’univers court inexorablement à sa perte ?
Y a-t-il une telle sagesse ou s’agit-il simplement du raffinement suprême de l’absurdité ?
Il s’agit là de questions classiques. Une autre que j’apprécie beaucoup est de Socrate, qui avait l’habitude de demander : Quel est le bien pour la cité et pour l’homme ?
La philosophie dans le Bouddhisme
Nous nous posons également ces questions en tant que Bouddhistes. Nous voulons faire ce qui est juste. L’octuple sentier est qualifié de « Noble », le sentier des Nobles. Donc, tout comme les Grecs anciens, nous souhaitons mener notre vie avec noblesse plutôt que sans noblesse. De la même façon, en tant que Bouddhiste Mahayaniste, nous aspirons à la bodhicitta. Nous souhaitons pour tous les êtres un bienfait à la fois relatif et ultime. Mais qu’est-ce qui est juste ? Comment savons-nous ? Et lorsque nous pensons au Noble Octuple sentier qu’on nous a enseigné, comment savons-nous qu’il est valable ?
Dans le Bouddhisme, nous ne cherchons pas à entrer dans des spéculations philosophiques ou métaphysiques. Le Buddha eût cette célèbre discussion avec Malunkyaputta, qui lui posa dix questions de métaphysiques telles que « l’univers est-il éternel ou pas ? », « est-il infini ou pas ? », « l’âme est-elle semblable au corps ou en est-elle séparée ? », « Est-ce que le Tathagata existe après la mort ou non ? Ou les deux ? Ou ni l’un ni l’autre ? (Est-ce qu’à la fois il existe et n’existe pas ?). Et alors le Bouddha raconta l’histoire d’un homme blessé par une flèche empoisonnée afin de lui dire « Ecoute, je ne veux pas spéculer. Je ne veux pas accorder de temps à de telles questions. Il dit :« Imagine, Malunkyaputta, qu’un homme est blessé par une flèche empoisonnée et que ses amis et ses proches l’emmènent voir un chirurgien. Imagine l’homme disant alors : « Je ne laisserais pas cette flèche être enlevée tant que je ne sais pas qui me l’a lancée ; s’il s’agit d’un kshatriya (de la classe des guerriers) ou d’un Brahmane (de la caste des prêtre) ou d’un Vaishya (de la caste des commerçants et agriculteurs) ou d’un Shudra (de la caste inférieure) ; quel est son nom et de quelle famille il est ; s’il est grand ou petit, ou de taille moyenne ; s’il est de peau noire, marron ou jaune ; de quelle village ou de quelle ville il vient. Je ne laisserais pas cette flèche être enlevée tant que je ne saurai pas avec quelle sorte d’arc il a tiré ; quelle sorte de corde il a utilisé ; quelle type de flèche ; quelle sorte de plume était sur la flèche et de quel matériel était faite la pointe de la flèche. » Malunkyaputta, cet homme mourrait sans savoir aucune de ces choses. De même, Malunkyaputta, si quelqu’un dit : » Je ne suivrais pas la vie sainte du Bienheureux tant qu’il ne répondra pas aux questions telles que « L’univers est-il éternel ou non, etc ? » Il mourrait, ces questions restées sans réponses par le Tathagata. »
[MN 63]
Donc il est vraiment important, quand on considère la philosophie, de rester concentré sur le genre de questions qui vont nous mener à la libération, plutôt que sur des spéculations générales.
Et on sait, dans le Bouddhisme, ce à quoi on peut s’intéresser. On peut revoir les Quatre Vérités des Nobles : la souffrance, l’origine de la souffrance, la cessation et le chemin. On sait que l’origine de la souffrance est la soif mais sur quoi la soif repose ? Nous savons qu’il repose sur le soi, sur la saisie du soi, mais est-ce qu’on le comprend vraiment ? Cela va être le cœur de notre questionnement. Et la conclusion à laquelle nous allons aboutir est que la saisie du soi est fondée sur une vue erronée du soi. Il ne s’agit pas de nier le soi. Il ne s’agit pas d’avoir un vrai soi que nous aurions à punir d’une quelconque manière, comme les ascètes Hindouistes, mais plutôt du fait qu’il s’agit d’une erreur.
Une autre chose que j’aimerais ajouter est que lorsque Rinpoche expliquait pourquoi nous devrions étudier le Madhyamaka, il disait que c’est vraiment important d’avoir des rails pour notre pratique. Il y a quelques raisons à cela.
Tout d’abord, c’est très bien d’avoir de la dévotion, d’être inspiré et nous devrions toujours chercher à être inspiré dans notre pratique. Mais comme le dit Rinpoche, les émotions sont volatiles. On peut se sentir super bien un jour et puis après quelques semaines on n’a plus envie de pratiquer. On a perdu notre inspiration. Donc dans ces moments- là, on a besoin de quelque chose qui va nous permettre de poursuivre la route. On a besoin de rails. On a besoin de la vue.
Et puis Rinpoche disait que les premières étapes de l’introduction du Dharma dans le monde moderne, en Occident, sont terminées. Le Dharma se trouve dans un environnement différent et très complexe. De nombreuses écoles sont enseignées simultanément en Occident. Et en même temps, le Dharma rencontre la psychologie occidentale, le développement personnel et toutes sortes de théories New Age. Et même en Occident à présent, les gens réinterprètent le Dharma, et demandent ce qu’est le Bouddhisme laïque. Devons-nous adapter le Bouddhisme au monde moderne ? Comme le dit Rinpoche, il est très difficile d’identifier ce en quoi nous pouvons croire. Comment saurons-nous ce qu’est un chemin authentique ? Pour tout cela, nous avons besoin de la vue.
La vue
A présent parlons un peu de la vue. Je voulais dans cette première session parler de ce qu’est la vue et pourquoi elle est si importante. Avant toute chose, qu’est-ce qu’une vue ? Une vue est essentiellement une façon de voir le monde, un scénario, un état d’esprit, une série de postulat, éventuellement une perspective. Peut-être une théorie, peut-être une histoire qu’on raconte. Il y a quelques exemples classiques. Celui de la corde prise pour un serpent. On peut voir une corde sur le sol mais on peut ne pas la reconnaître. Peut-être que la pièce est sombre. Peut-être que c’est tamisé. Peut-être qu’on a un peu peur. Et on peut la prendre pour autre chose. Notre vue peut être que cette chose, qui est en réalité une corde, on la prend pour un serpent. Et alors à cause de notre vue erronée, on réagit. On est pris par les émotions ; peut-être qu’on sort de la salle en courant et en criant. Et c’est seulement plus tard, quand on allume la lumière, que l’on voit que l’on s’est trompé. C’est un exemple. Une vue, donc, et dans ce cas la vue qu’il s’agit d’un serpent alors qu’en fait il s’agit d’une corde, influence notre comportement. Donc notre vue, notre état d’esprit guide notre comportement.
Un autre exemple que Rinpoche utilise souvent est celui de personnes qui se demandent ce que c’est d’être beau. Alors peut-être ils lisent une revue sur la beauté. Peut-être qu’il lisent Vogue, et ils passent du temps à étudier et à contempler tous les articles, toutes les images jusqu’à ce qu’ils aient comme une vue établie dans leur esprit de ce qu’être beau signifie. Et alors ils font tout ce qu’il faut pour ressembler à la vision qu’ils ont de la beauté. Ici encore, la façon dont ça marche – la façon dont tout marche – est que nous commençons avec une vue, que nous sachions ou non que nous en avons une. Nous avons des vues, et nos actions viennent de nos vues. Même en psychologie occidentale cette idée est très familière, et dans le domaine de la psychologie, la plupart des approches cognitives la prennent pour fondement. Freud lui-même parla de l’iceberg. Il disait « Vous pouvez considérer une personne comme un iceberg dont vous voyez une petite partie en surface » – et c’est ce que nous voyons en fait, nos comportements. Mais il y a énormément plus que ça en-dessous, dont nous sommes à la fois conscients et inconscients. Le dictionnaire donne la définition d’une vue :Vue : Une façon particulière de considérer ou de regarder quelque chose ; une attitude ou une opinion (« de fortes opinions politiques »).
Synonymes : opinion, point de vue, perspective, croyance, jugement, pensée, notion, idée, conviction, attitude, impression, sentiment, concept, hypothèse, théorie.
La vue dans le Bouddhisme
On a de nombreuses vues dans le monde relatif, comme l’exemple du serpent et de la corde ou peut-être celui de la beauté. Mais, en tant que Bouddhiste, la vue qui nous intéresse vraiment est la vue du soi car, comme on vient de le dire, c’est la racine du samsara.
Parce que notre vue est que le soi est réel, il est alors en quelque sorte « vrai », c’est d’une certaine façon notre point de référence le plus important dans nos vies ; on établit alors les notions de « moi », de « mien », la subjectivité et l’objectivité. Et on est alors pris dans les douze liens de la coproduction conditionnée, dans l’espoir et la peur, et alors, on souffre. Donc la vue, et dans ce cas la vue de l’ignorance – considérer qu’il y a un soi – détermine tout le reste et donne naissance à nos actions. Enfin, selon la tradition, cela conditionne aussi notre renaissance dans le samsara. C’est donc ce que nous devons éradiquer.
A un niveau plus relatif, Rinpoche utilise souvent l’exemple du « Comment savons-nous si nous faisons vraiment des progrès dans la réalisation de la vue ? » Il parle des Huit Dharmas Mondains (les Huit Dharmas Samsariques), et ils sont :• L’espoir du bonheur / la peur de la souffrance
• L’espoir de la renommée / la peur de l’indifférence
• L’espoir d’être loué / la peur d’être blâmé
• L’espoir du gain / la peur de perdre
Il s’agit fondamentalement de l’attachement et de l’aversion. Pour la plupart d’entre nous, ces extrêmes nous semblent, là, maintenant, séparés les uns des autres. Nous courons réellement après le bonheur et nous fuyons la souffrance ; nous espérons vraiment le gain et nous fuyons la perte. Et dans la mesure où nous pouvons commencer à voir leur similitude, comme le dit Rinpoche, c’est le signe que nous commençons à intégrer, à assimiler la vue.
C’et la vue la plus fondamentale, nous la trouverons dans toutes les écoles Bouddhistes du Theravada. Mais dans le Mahayana, nous allons au-delà de la vue du soi de la personne, nous intégrons toutes les autres vues, toutes les vues que nous avons au sujet des phénomènes. A nouveau, voici les vues telles que : qu’est-ce que la beauté ? Qu’est-ce que le succès ? Quel est le sens de tout ce que nous faisons dans la vie ? Nous avons beaucoup de vue à ce propos. Et nous voulons comprendre, nous voulons montrer – et nous le ferons – que toutes ces vues qui concernent les phénomènes sont aussi sans essence, sans fondement. Cela ne revient pas à dire qu’ils ne nous semblent pas tout à fait réels, qu’ils ne nous influencent pas mais cela revient à dire qu’ils n’ont pas de substance.
L’origine de nos vues
Et si vous vous demandez « où est-ce que j’ai appris ces choses ? Ou ai-je acquis mon idée de la beauté ? Ou ai-je acquis l’idée de ce que c’est que de réussir dans la vie ? Ou ai-je appris ce que c’est que d’être un bon ami ou un bon parent, ou un bon fils ? Pour la plupart d’entre nous, ces vues viennent de là où nous n’aurions pas pensé, de notre famille, de notre enfance, de notre éducation, de notre société, de nos amis sur Facebook peut-être. Nous n’en avons pas nécessairement conscience. Nous ne savons même pas forcément que nous avons ces vues mais néanmoins elles influent sur nous.
Voici une autre citation de Bertrand Russell : il dit :
Depuis que les hommes sont à même de spéculer librement, leurs actions, à de bien nombreux égards, ont dépendu de leurs théories sur le monde et sur la vie, sur ce qui est bon et ce qui est mal. C’est vrai de nos jours comme des temps passés. Pour comprendre une période ou une nation, nous devons comprendre sa philosophie, et pour comprendre sa philosophie nous devons être dans une certaine mesure philosophe nous-même. Il y a ici une production réciproque : les conditions dans lesquelles les hommes vivent leur vie déterminent fortement leur philosophie mais, réciproquement, leur philosophie détermine fortement leurs conditions.
Une grande partie de l’analyse que nous allons mener consiste à comprendre d’où viennent nos vues et à apprendre à les considérer avec recul. Apprendre à voir qu’elles ne sont pas aussi solides que nous le pensions. Si on repense à l’enfant et à son château de sable, peut-être que l’enfant considère le château de sable avec une vue très solide au sujet de ce qu’il ou elle veut construire et à quoi il doit ressembler, mais avec le temps, nous devenons adultes, nous apprenons à lâcher un peu prise.
Vues déformées et cartes inexactes
Cela nous aidera également à mieux comprendre à quel niveau nos vues sont déformées. Où est-ce que nos vues sont fausses ? Où est-ce que nos cartes du monde sont incomplètes ? J’aime regarder les cartes médiévales des 1ères explorations du 15ème et 16ème siècle ; on y trouve souvent une carte dans le coin de laquelle le cartographe, l’explorateur, n’est pas très sûr de ce qui s’y trouve et a écrit « Ici il y a des dragons ». En fait, on trouve la même chose dans la Rome Ancienne avec les cartographes Romains, sauf qu’ils écrivaient « Ici il y a des lions ». J’aime bien l’idée que lorsqu’on est confronté à quelque chose dont on n’est pas très sûr, quand on ne sait pas trop ce qu’il se passe, on a souvent peur. On va juste souvent paniquer. La grande part de ce que nous allons étudier ces prochaines semaines n’est pas juste d’établir la bonne vue mais également de prendre conscience de toutes les façons dont nos vues sont déformées, incomplètes et simplement complètement fausses. En effet, la façon dont Chandrakirti a conçu son Madhyamakavatara (Introduction à la voie du Milieu) est de parcourir toutes les façons dont nos vues sont erronées ; et alors, en les supprimant, on arrive à la vue juste – la vue de la Voie du Milieu.
Vue et pratique
Nous en arrivons à présent à la relation entre la vue et la pratique. Rinpoche parle souvent de la vue, de la méditation et de l’action ou du comportement et de comment ces trois sont tout à fait reliés. Oui, comme nous l’avons vu, nos vues déterminent nos actions. Mais comme Rinpoche le dit, pour certains d’entre nous cela marche aussi dans l’autre sens. Quand on s’engage dans la pratique, on ne commence pas nécessairement avec la vue. Mais avec la pratique, on commence à avoir un aperçu de la nature des phénomènes et sur la nature du soi, et alors notre pratique peut nous mener à la vue. Vous savez probablement que le mot pour « pratique » et « méditation » dans le Bouddhisme tibétain est gom (wylie : sgom / སྒོམ།) , cela signifie quelque chose comme « familiarisation ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Comment doit-on le comprendre ?
Pour y répondre, j’aimerais parler de la distinction que fait le professeur Chris Argyris, qui a enseigné à Harvard. Il distingue ce que l’on croit – ce qu’il appelle notre « théorie d’adhésion » – de ce qui guide effectivement nos actions – et qu’il appelle notre « théorie en acte ». Prenons un exemple. Nous pouvons dire : « Je sais que ce n’est pas bon de fumer. Je pense que les gens ne devraient pas fumer. Je pense que je ne de vrais pas fumer. » Cela pourrait être ma théorie d’adhésion, mais je peux cependant continuer à fumer. Donc mon vrai comportement ne correspond pas à ma théorie d’adhésion. Ma théorie en acte et ma théorie d’adhésion ne sont pas en adéquation. Nous parlons donc ici de deux vues différentes. Il y a la vue à laquelle on aspire, qu’on aimerait accomplir, et puis il y a la vue qui continue de guider nos actes.
C’est aussi vrai dans le Bouddhisme. Le chemin – la pratique – revient tout à fait à réduire le fossé qui sépare la vue qu’on est en train d’établir et notre vue actuelle, qui guide nos actions quotidiennes. Dans la tradition, on parle tout d’abord «d’établir la vue », ce qui équivaut selon les termes d’Argyris à établir la vue d’adhésion. Ici, la vue est la non-dualité – la vacuité du soi de la personne et du soi des phénomènes. Mas pour la plupart d’entre nous, même après avoir passé huit semaines à établir la vue, à nous convaincre qu’elle est vraie, qu’elle est juste et que ce que notre maître nous a dit est pertinent, il nous reste à pratiquer. Nous devons continuer à travailler avec jusqu’à ce que nous l’assimilions, jusqu’à ce qu’elle devienne la théorie qui guide notre comportement jour après jour.
La pratique intentionnelle
En psychologie moderne occidentale, on a découvert la notion des « 10 000 heures » de pratique. C’est ce qu’il faut pour maîtriser, pour vraiment assimiler et maîtriser une vue et une pratique. Ce qu’il est important de noter ici, c’est que, par exemple, si vous voulez devenir un bon joueur de tennis, ou un bon joueur d’échec, ou un bon musicien , si vous regardez les meilleurs dans tous ces domaines, ils consacrent tous beaucoup de temps à la pratique. Mais l’essentiel est que leur pratique est une « pratique intentionnelle », un terme créé par le psychologue Anders Ericsson. Ici, « intentionelle » signifie que nous ne faisons pas juste n’importe quoi sur le cours de tennis, à renvoyer des balles. On a plutôt l’intention de travailler notre revers, ou notre coup droit, et d’appliquer la bonne technique. On applique la vue juste selon la façon dont on souhaite faire un service ou frapper la balle. Car ce n’est pas la pratique qui mène à la perfection, c’est la pratique parfaite qui mène à la perfection.
Cela est vrai aussi concernant notre pratique Bouddhiste. On doit vraiment essayer, si l’on peut, de fonder notre pratique sur la vue, car si nous pratiquons sans la vue alors c’est comme un joueur de tennis qui tape juste des balles sur un cours. Ca va être difficile d’améliorer notre jeu. Je vous encourage tous à réfléchir au fait que ça puisse être un sujet à contempler. Quand vous pensez à votre pratique actuelle, quand vous pensez à vos actes et à vos comportements, alors vous vous demandez : « Qu’est-ce qui guide mes actes ? Qu’est-ce qui influe sur la façon dont je considère ma pratique ? Comment est-ce que je l’aborde ? Quelle est réellement ma vue ? Quelle est ma théorie en acte et comment est-elle différente de la vue de la vacuité ? Avec toutes les pratiques, qu’il s’agisse de la prise de refuge, de la pratique de la bodhicitta, des ngöndro, de la pleine conscience ou des pratiques du Vajrayana, toutes ces pratiques, d’une certaine façon, nous devons les fonder sur la vue de la vacuité.
L’Eveil est la réalisation de la vue
Il s’agit d’une vision d’ensemble sur la vue en général. Pourquoi la vue est-elle importante ? Parce qu’elle guide nos actions, et qu’en fin de compte nous n’allons pas changer nos actions tant que nous ne changeons pas notre vue. La vue influe sur tout. Comme le dit Rinpoche, c’est la fondation. En d’autres mots, il dirait qu’atteindre l’éveil est réaliser la vue. Pour le dire différemment, c’est lorsqu’il n’y a plus aucun écart entre notre théorie d’adhésion et notre théorie en acte – notre vue est alors complètement réalisée. Elle est complètement assimilée. C’est une autre façon de rendre compte, en termes pratiques, de ce qu’est l’éveil. Donc cette vue au sujet de laquelle nous allons discuter pendant les huit prochaines semaines est très pertinente – directement pertinente – en ce qui concerne l’éveil même.
La bonne nouvelle, c’est qu’elle n’est pas aussi difficile que peut l’être, pour un chirurgien, l’étude de tous les détails anatomiques, ou pour un avocat l’apprentissage de toutes les lois en détails. Il n’y a qu’une chose que nous ayons besoin de comprendre, c’est la vue de la vacuité ou de la non-dualité, la vue de la Voie Médiane. Mais, bien entendu, quoique ça ait l’air très simple, c’est en fait ce qu’il y a de plus difficile, parce que ça va tout à fait à l’encontre de nos habitudes et des habitudes de la société.
La vue dans l’enseignement du Bouddha
Si vous avez lu le premier livre de Rinpoche, N’est pas Bouddhiste qui veut, vous savez qu’il y établie la vue selon les Quatre Sceaux, ce qui est la version Mahayaniste des Trois Caractéristiques de l’Existence : dukkha (l’insatisfaction), anicca (l’impermanence) et anatta (le non soi). Les Quatre Sceaux ajoutent le nirvana comme étant au-delà de la dualité ou des extrêmes. Ces trois ou quatre sceaux sont l’expression la plus simple de la vue, et nous allons plus particulièrement nous concentrer sur le sceau ou la caractéristique du non-soi, qui est fondamental dans toutes les écoles Bouddhistes.
En ce qui concerne le cycle d’enseignement du Bouddha auquel cela correspond, vous êtes peut-être familier avec la notion des Trois Tours de Roue du Dharma que le Bouddha a enseigné :
- Le Premier Tour de Roue du Dharma s’est tenu au Parc des Gazelles devant une audience de shravakas et le Bouddha y a enseigné les Quatre Vérités des Nobles et le Tripitaka
- Le Second Tour de Roue du Dharma eut lieu au Pic des Vautour devant une audience de bodhisattvas et d’arhats, et le Bouddha y a enseigné la vacuité. Le Madhyamaka est donc un enseignement du Second Tour de Roue du Dharma, qui inclue également la Prajñaparamita, le Soutra du cœur, tous les ouvrages de Nagarjuna et tout le reste de la tradition du Madhyamaka.
- Le Troisième Tour de Roue du Dharma a été enseigné à Shravasti et dans d’autres lieux à une audience de bodhisattvas ; le Buddha y a enseigné la Nature de Bouddha aujourd’hui associée à la tradition de Maitreya.
La vacuité et la nature de Bouddha
Une autre question que nous allons rencontrer les semaines qui viennent est celle de comment comprendre lequel de ces Tours de Roue est un enseignement définitif et lequel est juste un enseignement provisoire. Par exemple, comme le dit Rinpoche, le Bouddha dit dans certains de ses enseignements des choses comme : « Dans une de mes vies passées, quand j’étais un animal… », et il raconte alors une histoire indiquant qu’il y a bien eu un soi réel dans sa vie passée. Cela serait considéré comme un enseignement de sens provisoire car dans le Second Tour de Roue nous apprenons que le soi n’existe pas réellement. A présent, le débat vient entre le Second et le Troisième Tour de Roue au sujet de comment comprendre la relation entre la vacuité et la nature de Bouddha. Comme nous l’avons vu au début avec la citation du Vajracchedika Sutra (Le Soutra du Diamant), le Bouddha y dit même « Il n’y a pas de Bouddha ». Comment allons-nous donc comprendre tous ces enseignements ?
Et cette question au sujet de la vacuité et de la nature de Bouddha est très importante car, comme Rinpoche le dit souvent, si nous ne comprenons pas les enseignements sur la nature de Bouddha, on peut rapidement glisser vers une vue plus similaire à la vue Hindouiste, celle d’un soi universel ou d’un esprit cosmique universel, d’un esprit, ou d’une conscience, qui est tout à fait semblable à l’atman. Il s’agit en fait d’un de nos opposants, que nous devrions chercher à vaincre. Nous verrons donc comment les différentes écoles comprennent différemment ces Trois Tours de Roue, et nous explorons ce que nous pouvons en apprendre.
Pourquoi l’appeler la Voie du Milieu ?
Certains d’entre vous se demandent peut-être pourquoi on l’appelle la Voie du Milieu. Il y a deux façons de le considérer. L’approche originelle issue des enseignements du Theravada est que le Bouddha enseignait une Voie Médiane entre les extrêmes que sont la luxure, le fait d’être attaché aux plaisirs mondains, et l’ascétisme ou l’auto mortification. Comme vous le savez sans doute de l’histoire de sa vie, les premiers enseignants qu’il suivit (Alara et Uddaka Ramaputta inclus), avant d’atteindre l’éveil, étaient des enseignants particulièrement ascétiques, selon l’ancienne tradition Indienne. Leurs pratiques incluaient un bon nombre de privations et de longues retraites de méditation dont le but était de « vaincre » le soi, en essayant de le priver, un petit peu comme les vues de la Chrétienté médiévale. Puis il réalisa que cette approche n’allait pas le conduire à l’éveil. Ce n’était pas le chemin.
Et on considère toujours les choses ainsi. Mais dans le Madhyamaka la Voie du Milieu est aussi interprétée comme signifiant la voie qui évite les vues extrêmes. Alors qu’est-ce qu’une vue extrême ? C’est l’éternalisme ou le nihilisme. Nous allons beaucoup apprendre sur la signification de ces termes – l’éternalisme est essentiellement le fait de dire que quelque chose existe, par exemple que le soi existe, que les phénomènes existent, que le château de sable existe vraiment – et le nihilisme est le fait de dire que rien n’existe, que rien ne compte, à quoi bon ? Comme le dit Rinpoche, c’est la vue qui est parfois confondue avec l’existentialisme Français.
C’est important de comprendre que lorsqu’on dit « milieu », il ne s’agit pas d’une sorte de moyenne entre le bien et le mal. En fait, ça transcende complètement ces deux extrêmes. Alors quand on parle de la Voie du Milieu, ce n’est pas qu’il y a des jours où ont agi bien, des jours où on agi mal et on fait comme la moyenne de nos vies. Il s’agit avant toute chose de comprendre comment on va au-delà de toute idée de « bien » et de « mal ». Qu’est-ce que ça signifie ? A quoi ça ressemble ?
Etre responsable de sa vue et de sa pratique
Je voudrais également parler un peu au sujet de l’importance qu’il y a à établir la vue pour nous-mêmes. De nombreux enseignements dans les Pali suttas exposent l’idée de s’engager et d’être responsable de son propre chemin. Le Bouddha a dit :Nous sommes notre propre refuge, qui d’autre pourrait l’être ?
(Dhp, XII 4) Vous devez accomplir votre travail car les Tathāgatas enseignent seulement la voie.
(Dhp, XX 4)
Cela revient vraiment à dire que personne d’autre ne peut nous libérer. Nous devons nous libérer nous-mêmes. Mais en faisant cela, nous avons aussi besoin de développer conscience et compréhension quant à la vue sur laquelle nous nous basons. Nous devons nous responsabiliser vis-à-vis de notre vue autant que pour nos actions. Il y a un autre célèbre sutta, le Kalama Sutta, où des gens du clan des Kalamas demandent au Bouddha : « Comment devons-nous nous appuyer sur vos enseignements ? » Il répondit :Ne vous laissez pas guider par les déclarations, la tradition ou les ouï dire. Ne vous laissez pas guider par l’autorité des textes religieux, ni par le seul raisonnement ou la déduction, ni par la considération des apparences, ni par le plaisir des suppositions ou les potentialités, ni par l’idée « Voici notre enseignant ». O Kalamas, lorsque vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont nocives, fausses et mauvaises, abandonnez les ; et lorsque vous savez par vous-mêmes que certaines choses sont salutaires et bonnes, alors acceptez les et suivez les. »
(AN 3.65)
L’idée, ici, est bien que nous n’appréhendons pas le Madhyamaka juste comme une directive, comme une sorte de texte sacré que nous sommes supposés suivre telle une liste de commandements. Nous sommes bien plus supposés tester et assimiler ces enseignements, tout en continuant à pratiquer, jusqu’à ce qu’on réalise leur essence. Voici une autre célèbre parole du Bouddha :
Ne croyez aucun de mes mots par foi, Ne les croyez pas juste parce que je les ai dits.
Soyez comme un analyste, qui, achetant de l’or, le coupe, le brûle, et l’examine sous tous les angles pour s’assurer de son authenticité.
Croyez seulement ce qui réussit l’examen de vous être utile et bénéfique.
Voici un autre enseignement intitulé Les Quatre Confiances, qui se développent ainsi :Appuyez-vous sur l’enseignement, non sur la personne,
Appuyez-vous sur le sens, non sur les mots,
Appuyez-vous sur le sens définitif, non sur le sens provisoire,
Appuyez-vous sur votre esprit de sagesse, non sur votre esprit ordinaire.
C’est une autre façon de dire que nous devrions vraiment aspirer à comprendre la vue et à l’assimiler, et que nous devons travailler dur pour cela. Car lorsque nous vivons nos vies jour après jour, ou lorsque nous sommes assis et que nous pratiquons, nous ne pouvons pas continuer à nous poser des questions sur l’enseignement ou à lire des livres pour y trouver des réponses. Nous avons besoin de savoir, là, à l’instant même, ce que nous allons faire. Et pour que nous sachions cela, nous devons assimiler la vue. Nous devons la porter avec nous à chaque instant. Elle doit devenir nôtre. Pas la vue de quelqu’un d’autre. Pas quelque chose dont on a entendu parler. Pas juste quelque chose au sujet duquel on a lu, ou qu’on nous a enseigné. Mais une vue qu’on a assimilée. Je vous encourage donc vraiment à appréhender cette étude et ces enseignements de cette façon-là.
Ne pas s’attacher à la vue
Mais en même temps, le Bouddha a également dit que nous ne pouvons pas nous accrocher à ces enseignements. Oui, nous devons les assimiler mais ils sont eux-mêmes quelque chose que nous devrons lâcher. Il dit à ce sujet :O bhikkus, même si cette vue est si pure et si claire, si vous vous y accrochez, si vous la cajolez, si vous la chérissez, si vous vous y attachez, alors vous ne comprenez pas que l’enseignement est tel un radeau qui sert à traverser et non auquel on doit se cramponner.
[MN 22.13]
Il en est de même ici avec les enseignements du Madhyamaka. Nous souhaitons approcher ces enseignements comme ce qui va nous mener de l’autre côté, non comme ce qui nous faire élaborer une philosophie complexe de notre crû. Et en effet, à mesure que l’on avancera dans ces enseignements, on réalisera que le texte nous dit essentiellement qu’établir la vue n’est pas tant d’élaborer quelque chose de nouveau mais plutôt de démonter notre confusion et nos vues erronées.
Et cela s’applique même à la rationalité. Rinpoche parle souvent du voyage qui mène de l’irrationnel au rationnel et au-delà du rationnel. Oui, nous savons que nous ne voulons pas nous baser sur des croyances irrationnelles, sur la confusion ou des vues erronées. Et donc, oui, on va utiliser l’aspect rationnel de notre étude du Madhyamaka, ces raisonnements et cette analyse pour réfuter et vaincre toutes nos vues confuses et erronées. Mais cette approche en elle-même – la logique et la rationalité – est juste un autre radeau pour traverser la rivière. Parce que là où nous allons, comme nous l’avons vu dans certaines des citations précédentes sur la non dualité issues du Soutra du Cœur et du Vajracchedika Soutra, est au-delà du rationnel. C’est au-delà de la pensée. C’est au-delà du discours, du dialogue et du langage.
Mais nous n’allons pas pour autant retomber dans l’irrationnel. De la même manière que nous allons apprendre à aller au-delà de tous les extrêmes dualistes, nous allons plutôt transcender à la fois l’irrationnel et le rationnel pour arriver au cœur de la compréhension. Ce voyage va donc être paradoxal, de temps à autre, car nous allons passer beaucoup de temps à accumuler logique, raisonnement et réfutations, et puis, à la toute fin, notre irrationalité et notre rationalité se dissoudront toutes deux.A l’instant où deux bulles s’unissent, toutes deux disparaissent. Un lotus s’épanouit.
– Kijo Murakami (1865-1938)
La pratique équivaut à 98% du voyage
Rinpoche l’exprime aussi un peu différemment. Il dit que oui, la vue est essentielle – établir la vue et l’étudier. On en a besoin. C’est le fondement. Mais alors il dit « Ne vous leurrez pas – vous n’allez pas aller bien loin simplement en établissant la vue. Ce dont vous avez le plus besoin est la pratique. 98% de votre voyage est la pratique. » Mais comme nous l’avons dit précédemment, la pratique elle-même a besoin d’être basée sur la vue juste, parce que sinon votre chemin ne vous mènera pas dans la bonne direction.
Ce à quoi j’aspire pour vous tous, c’est que nous puissions apprendre à assimiler le Dharma. Passer de l’état où on bénéficie d’une autorité extérieure – avoir tous ces enseignements vivant en dehors de nous – à celui, plutôt, d’avoir une autorité intérieure, un Madhyamaka interne, une non-dualité interne à laquelle nous pouvons nous référer et que nous pouvons avoir avec nous à chaque instant. Rinpoche plaisante souvent et dit « Ca ne serait pas merveilleux si nous avions des règles simples dans le Bouddhisme, comme dans les autres religions. Prier cinq fois par jour à des moments précis, par exemple, ou ne porter que des chaussettes, ou ne jamais manger de pommes de terre grillées. » Ou quelque chose comme ça. Et oui, bien sûr, nous pouvons avoir des règles comme celles-ci, et ces règles sont en fait faciles à suivre. Mais heureusement, vous pouvez voir qu’une approche basée sur les règles est très différente de ce que nous sommes en train de faire ici. Car notre vue est bien plus large que ça. Nous ne voulons pas d’un simple lot de règles. Nous voulons la compréhension fondamentale du soi, ou plus précisément de l’absence d’existence ultime du soi, ce qui, alors, guidera toutes nos actions.
C’est donc ce à quoi j’aspire pour vous dans ces huit prochaines semaines : comprendre la vue, comprendre comment l’appliquer dans votre pratique – non de vous donner de nouvelles pratiques mais de vous donner de nouvelles perspectives, peut-être, pour vos pratiques déjà existantes. Et alors de comprendre ce que la vue apporte pour vivre dans le monde – post-méditation, travail, famille, relations. Et à un niveau émotionnel, comment faire de la vue notre amie ? Comment pouvons-nous devenir vraiment confiant en la vue et nous en servir comme d’un compagnon, un guide, un soutien – quelque chose dans lequel nous pouvons vraiment croire ? Faire vraiment de la vue une amie. C’est un autre angle sous lequel j’aimerais aborder ça.
Et en effet, je dirais qu’un des plus grands obstacles pour le Bouddhisme à sa compréhension en Occident est dû au fait que les gens ne sont pas entrés en amitié avec la vue. Ils la voient comme effrayante. Ils voient des dragons. Et en conséquence, on entend de nombreux enseignements sur le fait de marcher doucement, de parler gentiment et d’être pleinement conscient. Ce qui n’est pas réellement basé sur la vue.
Alors, merci. L’enseignement sera disponible sur le site et je vous encourage à le consulter pour les annonces et tout le reste. La semaine prochaine, nous étudierons les cinq premiers chapitres du Madhyamakavatara de Chandrakirti. Je vous encourage à le lire à l’avance si vous en avez la possibilité, et je vous dis à la semaine prochaine.
© Alex Li Trisoglio 2017
Traduit par Pauline Gratton